[151-154] Journal d'un vieil aventurier [Fini]

Journal d’un vieil aventurier

Une espèce de coffre, bien caché sous terre, a été retrouvé ce mois-ci, plus de 150 ans après qu’il a été enfoui. A l’intérieur se trouvaient, entre autres, des plumes, une mèche de cheveux blonds, des croquis à demi effacés, mais aussi, et surtout, un trésor patrimonial : des centaines de cartes retraçant la géographie de notre contrée d’Azthia dans ses moindres détails, à une époque où la supposée guerre contre Azael n’avait pas encore eu lieu.
De l’homme qui a enfoui ces trésors nous ne connaissons rien, sinon son hyponyme : Damatit, dit le Bienheureux.
Nulle archive ne le mentionne, ni les registres des naissances, ni même ceux des décès. Mais, si cet homme restera mystérieux, son œuvre, elle, nous éclaire sur une période tourmentée de notre Histoire et demeure actuellement la principale source d’informations la concernant.

Les cartes, d’une impressionnante précision, fournissent des détails précieux quant à l’organisation des principales Cités azthiennes de l’époque, ainsi que les espaces encore vierges qui les annexaient. Après que certaines aient dû être restaurées, les spécialistes ont affirmé avoir rarement rencontré un travail aussi zélé que celui du Bienheureux. Certains historiens même, estiment que l’homme devait faire partie de l’élite savante de l’époque, issu d’une des familles aristocratiques. Une telle maîtrise de la cartographie, en effet, n’a pu être acquise qu’au contact des meilleurs professeurs, et ne pouvait être qu’au service de commanditaires prestigieux, voire, pourquoi pas, royaux.

Suite à ce préambule, vous trouverez des extraits du journal de Sieur Damatit le Bienheureux, mis dans l’ordre chronologique. Le carnet consigne plusieurs événements de vie, à partir de 151, date à laquelle l’auteur se serait définitivement installé en territoire Jinmen, alors tout juste découvert.
Les indices disséminés dans ses écrits laissent à penser que l’auteur aurait fait partie de la première expédition ayant passé le Col du Passage Gelé, même si, malheureusement, aucune indication précise ne fait état d’un tel événement.
En somme, il apparaît que Le Bienheureux aurait vécu dans les forêts annexées au territoire de Koubaï, sans jamais revenir en Azthia.
Son destin ne nous est pas connu, mais si les zones d’ombre qui entourent Damatit le Bienheureux sont nombreuses, elles laissent à chacun le loisir d’imaginer cet aventurier comme bon lui semble…

Fin de l'année 150.

J'ignore la date, depuis que je suis arrivé ici. Tout y est différent: le climat, la faune, la langue, les gens, je ne m'y retrouve plus.
J'ai quitté mon groupe en douce, un soir où l'on campait dans une prairie. A quoi bon les suivre? Je n'avais plus rien à faire avec eux, maintenant qu'Osana n'est plus là. A dire vrai... je me sens seul. Je ne sais pas ce qu'un vieux bonhomme comme moi peut encore attendre de la vie. Certainement plus rien; mais je m'accroche, car ma tâche n'est pas finie.

La découverte de ce monde a tout changé pour moi qui croyait avoir dessiné tout ce qui valait la peine de l'être. Je m'aperçois désormais que je n'ai même pas accompli la moitié de mon devoir, alors que la moitié de ma vie est révolue désormais...
Quelle ironie du sort. Le temps rattrape nos vies plus vite qu'il ne le devrait et, impitoyable qu'il est, ne permet à personne d'échapper au jugement de la mort. C'est pourtant une noble cause que je poursuis, ô oui! Dessiner nos contrées, laisser une trace à la postérité, n'est-ce-pas essentiel? Je le croyais, mais peut-être me trompais-je. Peut-être qu'il est dans l'ordre des choses que les évènements passés ne laissent pas de témoignages, peut-être est-il nécessaire que les hommes évoluent sans connaître leur histoire... Si cela est le cas, c'est déplorable.

J'ai trouvé refuge dans une grotte. C'est provisoire. Quelle chance que j'aie pris tout ce dont j'avais besoin pour survivre! Malgré le froid extrême de la Montagne, ma boussole fonctionne toujours. J'ai aussi mes ustensiles de cuisine, des vêtements, des encres et du papier. Malheureusement, je suis seul; puisqu'elle est partie. Ma pauvre Osana s'est sacrifiée pour nous, cette fidèle, cette vieille amie. Pourquoi donc l'ai-je emmenée avec moi? Quelle folie m'avait pris ce jour-là?
Je garde près de moi la couverture odorante qu'elle portait dans le froid, ainsi que son souvenir.

Les premiers jours que j'ai passé reclus ont été difficiles, je l'avoue. La nature est hostile et sauvage, et j'ai eu bien du mal à me procurer à manger, une fois que mes 10 rations aient été consommées. Pour tout dire... j'ai bien maigri: mes bas bâillent, et j'ai dû percer le cuir de ma ceinture. Mais quel merveilleux monde est-ce là! Luxuriant, sauvage, inconnu, il a tout pour combler mon âme d'aventurier insatiable.
Je pense que je finirai ma vie ici; de toute manière, soyons réalistes, je ne pense pas que j'aurais la force d'accomplir le chemin inverse, maintenant que je suis un loup solitaire. De toute manière, à mes yeux Azthia n'a plus aucun attrait. Personne ne m'y attend, pas même mes vieux parents, que Maladie a dû faucher, comme tous les autres de ma race.
Azthia doit renaître, les jeunes générations seront celles qui y prospéreront, et les vieux bonhommes comme moi n'ont aucun rôle à jouer dans la reconstruction. Moi, je suis un pionnier de l'autre monde! A chacun sa tâche!

Certains me manqueront; déjà je repense à la mort de Kurt, à l'étreinte de Volesprit. D'ailleurs... quelle joie ne fut pas la mienne quand je l'aperçus, au milieu du chaos. Que fait-elle? S'inquiète-t-elle de mon destin? ou cette furie, dans le tourbillon politique qui doit s'abattre sur les institutions, m'a-t-elle oubliée, moi Damatit, le rien-du-tout.
Cela me brise le coeur de repenser à cette femme... si seulement j'avais eu le même âge qu'elle, si seulement elle n'avait pas été ministre, si seulement il n'y avait pas eu tous ces désordres... Peut-être n'aurais-je pas été là, au coin d'un petit feu faiblard, abandonné du monde dans lequel j'ai vécu.

Je lève la tête de mon calepin, tapote ma plume noire fétiche sur le bord de mon bocal d'encre, et observe la nuit qui s'est abattue au-dehors.
En approchant un peu, je vois le ciel noir et immense et parsemé d'étoiles. Il est semblable en tout point à celui de l'autre-côté, et pourtant... il ne surplombe pas le même espace. Je suis à mille lieues du passé; dorénavant je dois aller de l'avant, accomplir le destin que la Providence avait tracé pour moi.

J'ignore ce qui m'attend, ce par quoi je vais débuter cette nouvelle vie. J'espère simplement que ma solitude ne durera pas trop...

Damatit, le bienheureux isolé.

Début de l'an 153.

Bien longtemps, bien longtemps que je n’ai écrit ! Quelle étrange sensation de voir que vos doigts, sans même y penser, retrouvent l’automatisme d’antan, celui de dessiner sur le parchemin craquelé des signes patte-de-mouche, celui de tenir la plume entre des doigts fébriles et devenus noirs de terre.
Que s’est-il donc passé tout ce temps ? tellement de choses, tellement ! Je voudrais toutes les écrire, mais cela m’est impossible. Ce monde est fabuleux, ce monde est fantastique, ce monde est mon monde.
Comme j’aurais aimé partir avant, comme j’aurais aimé avoir toute la vie devant moi, et n’être pas de vieux Damatit donc la barbe, désormais, arrive jusqu’en bas du cou ! Ahah ! Si Volesprit me voyait, elle ne me reconnaîtrait pas.
A vrai dire, je suis guéri d’elle désormais. Je n’ai plus ce tourbillon au cœur lorsque je me la rappelle, je ne chavire plus de bonheur en me souvenant de ce jour où elle s’est mise sur mes genoux… Car j’ai rencontré Ino. Ino-la-noire, Ino-la-douce, Ino-la-mienne…. Sa cascade de cheveux qui virevolte, ses iris noirs qui disparaissent lorsqu’elle rit, cet amour qu’elle a dans le cœur et qu’elle dirige vers moi… Je suis un homme heureux, je suis un père comblé, je suis un cartographe de l’inconnu.
Miel et Garaine sont de bons petits, qui grandissent au moins aussi vite que je vieillis. Déjà ils babillent les deux langues, et je sais qu’ils auront l’intelligence de leur maman. Dans deux ans je leur enseignerai mon art et qui sait, peut-être achèveront-ils la tâche que j’ai entreprise. Rien ne me ferait plus plaisir.

Ici aussi, les choses changent. Les miens arrivent de plus en plus sur le territoire, parlent politique, intérêts et chiffres ! Quelle bêtise ! Ils n’ont pas compris que ce sont ces idioties qui les ont menés au désastre. Ils gâchent tout, ils ne comprendront jamais ce qu’est la vie. Moi je le sais, et c’est pour cela que je suis parti si loin dans les terres, avec ma famille.
J’ignore ce que le destin me réserve, mais j’ai confiance en lui : jamais il ne m’a encore trahi.

Automne 153.

Le poulain est né ! Il est si beau ! Garaine et Miel l’ont vu au matin, paissant dans le vert du pré. Ils l’ont nommé Tha.
Ce sera une belle bête !

Début hiver 154.

Aujourd’hui c’était la fête au village, en mon honneur.
Ils avaient préparé des guirlandes de fleurs, des paniers de fruits, des chants et de la musique. Tous les enfants m’ont réclamé des contes, et les adultes aussi. Après avoir fait bonne chère, nous nous sommes mis au coin du feu et j’ai raconté ce qu’ils pensent être des légendes sur ma vie antérieure.
Je me sens si bien avec eux. Les anciens, qui ont eu tant de mal à m’accepter, ont fini par m’aimer bien. Parfois je suis même invité à jouer à ces jeux auxquels je ne comprends rien, avec le chef du village. Il fume de l’herbe toute la nuit et les exhalations perfides me font tourner la tête.
Les mères me confient leurs enfants, quand elles doivent partir pour le travail. Ils pensent tous que je suis incapable d’abattre le même travail qu’eux, même Ino ! Peut-être ont-ils raison alors, pendant tout ce temps, j’essaie d’apprendre aux petits Jinmens la langue cydienne. Ce sera un atout lorsqu’ils voudront partir pour la ville, comme cela est prévisible…

Printemps 154.

L’hiver a été rude, mais nous avons tenu. Les enfants dessinent mieux que moi, je conserve tous leurs gribouillis… Ils resteront près de moi longtemps j’espère, ces dessins.
L’amour me donne des ailes, et me voilà ingambe moi qui était presque infirme en arrivant ici. Ce doit être de la magie… Ino dit souvent qu’elle prie pour moi. Les dieux doivent l’écouter. Je l’aime. La vie est si douce… Je l’aime, merci.
Je l’aime.

Date inconnue

Ce feuillet est le dernier qu’on ait retrouvé. Le parchemin tombait en miettes, et était de haut en bas couvert d’une écriture tremblante. Malheureusement seules quelques phrases ont pu être déchiffrées ; elles étaient rédigées dans un mélange de 4 ou 5 langues dont certaines sont désormais considérées comme langues mortes.

…sont grands maintenant...
La montagne, le soleil, la liberté, c’était si…
..m’attendent. Je m’en vais les…
……quand…………………………. Mon monde.
..raine, miel.

Dam...le Bienheureux vieillard.

Edit Eléa : Merci de respecter les règles, 10 lignes minimum par post !

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