Le trajet jusqu’au fleuve se déroula sans encombre, en discutant de tout et de rien avec Elyncia, et elles trouvèrent sans trop de mal un endroit parfait pour leur baignade. Après avoir vérifié qu’elles étaient seules et trempé un pied dans l’eau pour en tester la température, la Cydienne se défit de ses vêtements et plongea sans plus attendre. Iréa eut tout de même le temps d’apercevoir le tatouage sur son épaule, et surtout les cicatrices qui marquaient son corps en plusieurs endroits.

*Je ne suis pas beaucoup mieux, songea-t-elle en se déshabillant à son tour.*

Ce n’était pas tout à fait exact ; en tant que Templière, elle combattait tout de même moins qu’Elyncia qui était soldate de métier et elle avait été moins souvent blessée. A vrai dire, quasiment toutes les marques que portait son corps dataient de l’année 150, l’année de la guerre contre Azael. L’Almer trempa ses mains dans l’eau fraîche, se frictionna la nuque et la poitrine, et se glissa tout entière dans l’eau. C’était un peu froid sur le coup, mais c’était délicieux !
Sa compagne se retourna après l’avoir entendue s’immerger mais Iréa s’accorda encore de plonger la tête sous l’eau avant de reprendre leur discussion. Elle adorait ça, sentir l’eau tout autour d’elle. Là d’où elle venait, l’eau était une denrée rare et précieuse qu’il fallait économiser et préserver. Les bains étaient un luxe que même ses parents ne s’accordaient pas souvent. Quant à la baignade dans le Riel ou les oasis, ils estimaient que ce n’était pas pour leur fille, même si Nélia l’y avaient emmenée quelques fois. Iréa avait appris nager seulement après avoir intégré le Temple, et elle avait su nager sous l’eau avant de savoir nager à la surface.
La Templière ressortit dégoulinante et elle chassa d’une main ses cheveux qui, collés à son visage, lui masquaient la vue.

« Ça fait un bien fou, sourit-elle à Elyncia. »

La lancière lui sourit timidement et une fois de plus, Iréa fut surprise de voir à quel point le combat la transformait. Elle était autant dure et forte sur un champ de bataille qu’elle était douce et gentille depuis qu’elles avaient quitté la salle d’entraînement. Et cela ramenait l’Almer à la question qu’elle avait envie de poser tout en hésitant à le faire. Elle avait un peu peur de ramener sur elles l’ombre de la guerre qui les avait jusque là laissées en paix. Mais son regard accrocha à nouveau une cicatrice sur l’épaule d’Elyncia et elle se décida.

« Pourquoi combats-tu, Elyncia? Tu aurais pu reprendre l’auberge de ta mère ou choisir un autre travail, te trouver un mari. Pourquoi avoir choisi de devenir soldat ? »

Il n’y avait aucun reproche dans la voix de la Templière – cela aurait été bien hypocrite de sa part ! Seulement de la curiosité, l’envie de savoir, de la comprendre.

La templière l'avait comprise et s'était empressée de la rassurer un peu. Elle apprit à la lancière que l'homosexualité était une chose plutôt courante à Ptot-Tàh ainsi qu'à Tamawa, et qu'elle avait l'habitude d'une telle chose. La cydienne se détendit alors, soupirant de soulagement. Elle avait toujours peur de la réaction des autres quand elle annonçait qu'elle avait une relation avec une autre femme. Elyncia avait essayé à tout prix et vainement de cacher l'amour qu'elle portait à Gabrielle à ses proches ou du moins à sa mère. Savoir qu'Iréa ne réagirai pas négativement lui enlevait une sacrée épine du pied.
D'ailleurs, elle continua sur cette lancée, lui racontant un peu sa vie au Temple et de la raison qui l'y avait amenée comme beaucoup d'autres apprentis. Puis elle lui raconta comment et pourquoi elle avait choisi d'être combattante. Elyncia ne s'était pas trompée sur ses impression. Iréa semblait être d'une infini douceur et elle comprenait parfaitement la place que la diplomatie habitait dans son coeur. Après tout, elle partageait la même vision des choses, mais si l'almer ne semblait pas l'avoir compris ainsi. Elle tenta alors de s'expliquer une fois qu'elle eut fini :

- Tu sais, si je peux éviter de m'engager dans un combat, je le fais. Si je me bats, c'est uniquement pour défendre des valeurs, et défendre ceux que j'aime. Du moins, c'était comme ça au début. Maintenant que je suis lieutenant, je me bat de moins en moins.... sauf contre la paperasse, dit-elle en riant. Enfin peut-être qu'en montant dans la hiérarchie je serais capable de prendre des décisions importantes pour Cydonia en cas de conflits. La vie des hommes est bien trop précieuse pour qu'on la gâche avec des combats sans importance.

Elle ne put s'empêcher de repenser à Niyam et ses compagnons d'arme disparut dans l'embuscade dans la forêt. Autant, elle ne les connaissait que très peu, mais leurs morts avaient été un déchirement pour la lancière, d'autant plus que Niyam était le fils de son capitaine. Elle se souvenait parfaitement du mal qu'elle avait eu à lui dire ce qu'il s'était passé cette nuit-là et que seule la malchance avait été responsable de sa mort.
Elle eut aussi une pensé pour son frère qui était mort durant la bataille. Elle se souvint alors qu'elle n'avait pu tuer son meurtrier que grâce à l'aide de la Templière.

- Au fait... j'ai oublié de te remercier pour le jour de la bataille. C'est uniquement grâce à toi si j'ai pu tuer l'Erathiens qui avait tué mon frère. Je, je...

Elle ne put finir sa phrase que l'image de la tête de Guy roulant sur le sol lui arracha un sanglot douloureux, rouvrant les plaies de son coeur. Ca faisait un an déjà et elle n'avait pas encore pu faire son deuil complètement. Ses petites mains couvrirent son visage tendit qu'elle pleurait devant l'almer avant de s'excuser. Mais elle n'arrivait pas à s'arrêter de pleurer.

Elyncia comprenait bien ce que voulais dire Iréa. Les missions d'infiltration étaient toujours délicates et il ne fallait qu'un tout petit rien vienne à dévoiler votre véritable identité pour que vous passiez de vie à trépas, et en ce qui concernait la templière, il était vrai qu'un sabre runique dégainé ne ferai aucun doute sur son appartenance.

- Et puis ça permet de se défendre dans n’importe quelle situation, même si on n’a pas d’arme sous la main.

Elyncia compris encore une fois cette position. Avant elle ne combattait qu'avec sa lance, mais elle avait toujours eu peur d'être désarmée et c'était l'une des raisons qui l'avait conforté dans son choix de faire forger des couteaux de lancer. Maintenant, elle avait une nouvelle option de combat vraiment séduisante. Dans sa tête, elle commençait déjà à imaginer les synergies possible avec le combat à la lance qu'elle avait déjà rendu quelque peu acrobatique grâce à son agilité naturelle. Rien que d'y penser fit apparaitre un large sourire sur ses lèvres. Elle avait vraiment envie de rentrer à Cydonia et tester tout ça sur ses nouvelles recrues.
Pendant qu'elles parlaient, une petite brise s'était levée, les faisant frissonner toutes deux. L'almer lui proposa alors de sortir. Elyncia acquiesça dans un hochement de tête avant de se retourner, le temps qu'Iréa s'enroule dans une serviette. Une fois que ce fut fait, Elyncia se rendit sur la berge, fouillant dans son sac pour sortir la sienne le plus vite possible pour ne pas attraper un rhume. Une fois emmitouflée, la cydienne leva son regard vers le ciel étoilé.

- Je ne savais pas que la lune était pleine ce soir.

- Quand j’étais petite et que je n’arrivais pas à dormir, exceptionnellement, ma mère ouvrait les rideaux pour que je voie la lune. Au-dessus des dunes, elle a l’air énorme. Tout allait toujours mieux quand la lune était là. Il ne faut pas grand-chose pour être réconforté quand on est enfant.

Même si elle ne la voyait pas, Elyncia aurait juré que la templière souriait. C'était souvent l'effet que lui faisait ses propres souvenirs d'enfance. Ses jeux avec ses frères et Kashya, l'entrainement avec son père, les ballade nocturne avec Guy et Eléonore, les spectacle dans l'auberge. Tout cela lui paraissait si loin et pourtant si accessible. Elle avait juste à fouiller dans sa mémoire pour retrouver les joies de son enfance, espérant que l'avenir lui en réservera d'aussi beaux. Elle n'avait au final qu'un regret. Elle savait qu'elle n'aurait jamais la possibilité d'avoir une descendance. Ces derniers temps, son instinct de femme la poussait à s'émerveiller devant les enfants, lui rappelant une part d'innocence qu'elle avait perdu depuis la guerre et depuis qu'elle était avec Gabrielle.

- Pour ma part je n'avais pas énormément de mal à dormir. Le soir, je m'endormais quand le crépuscule tombait. Et quand le ciel était découvert, ma soeur et mon frère venaient me réveiller pour qu'on sorte voir les étoile dehors. On s'allongeait dans l'herbe et on passait notre temps à discuter tous les trois, le regard tourné vers le ciel. Et je finissais par me rendormir. Une vraie marmotte. A vrai dire ça n'a pas vraiment changé. Quand j'obtiens une permission, il m'arrive souvent de feindre d'être malade pour rester au lit pour que ma mère ne me demande pas d'aide pour tenir l'auberge. Je crois qu'elle n'a pas vraiment compris que j'avais un métier épuisant, surtout que mon supérieur a une légère tendance à faire sauter mes permissions pour traiter de la paperasse.

Elyncia soupira rien que de penser à la tonne de rapport qu'elle devrait éplucher en rentrant à Cydonia. C'était à croire que le cinquième bataillon était le plus actif avec la XIIIème des Zélote. Bref, un véritable calvaire toute cette administration.

- C'est à croire que l'art de la torture est administratif, ajouta-t-elle en riant.

Elyncia pensait qu'Iréa était une jeune femme équilibrée sans trop de problèmes. Il lui fallait bien ça pour avoir un tel sourire et elle fut surprise de se rendre compte qu'elle se trompait. Iréa avait l'air si lointaine après avoir dit ces mots. Elle se perdait dans ses souvenirs surement, comme elle avait tendance à le faire elle-même. Elles se ressemblaient plus qu'elles ne semblaient le croire apparemment. Elyncia tenta alors de lui sourire. Seulement c'était un sourire plutôt triste.

- Tu sais, parfois je n'ai pas pu compter sur ma mère. Elle a toujours voulu écrire ma vie à ma place. Pour elle, j'aurai pu devenir une couturière, marié au fils d'un des amis de mon père. Je te laisse imaginer sa tête quand je suis entrée dans l'armée. Elle m'a vraiment mené la vie dure à cette époque. Quand je rentrais de l'école militaire après un entrainement éprouvant, je devais faire le service à l'auberge. J'aurais pu mourir de fatigue qu'elle n'aurait rien lâché. Et puis ça s'est tassé mais je n'ai jamais vraiment eu son soutient. Mais le pire, c'est quand elle a découvert que j'étais lesbienne. Gabrielle s'était rendue à l'auberge pour venir voir sa mère qui travail pour nous depuis un moment déjà. Elle n'était pas au courant que cette auberge appartenait à mes parents. Le soir, ma mère m'a demandé comment je l'avais rencontrée et... je lui ai dit que nous étions ensemble et que je l'aimais. Elle m'a foutue à la porte. J'ai dû attendre un mois entier avant de pouvoir remettre les pieds chez moi, le temps qu'elle se calme.

Elyncia se souvint de cette période pas franchement amusante de sa vie. Heureusement pour elle, son père avait réussit à convaincre sa mère qu'elle était en train de faire la pire erreur de sa vie en reniant sa fille. Nicolaë avait essayé de faire fonctionner son autorité pour permettre à sa fille de revenir, d'avoir un toit au dessus de la tête. Les choses avaient été difficiles pour la jeune femme, surtout qu’elle venait de perdre un frère. Heureusement qu’elle avait pu compter sur un autre et aussi sur l’appuie de la mère de Gabrielle et d’Ealya. Eléonore et Edouard était un peu loin de tout ça, mais ils avaient compris les sentiments d’Elyncia. Elle avait au moins une famille et des amis sur qui compter.

Mais j'avais des personnes sur qui compter. On est toujours moins seul qu'on ne le pense...

Elle sourit alors encore une fois à la templière qui l'écoutait. Elle ne connaissait pas grand chose d'elle au final, mais elle voyait en elle une nouvelle amie. Elle espérait sincèrement pouvoir la revoir mais son métier allait surement lui poser quelques problèmes. Difficile d'être officier de l'armée de Cydonia et entretenir une relation amicale avec l'ennemi que les Zélotes s'étaient trouvé. Elyncia avait toujours pensé que les Templiers n'étaient pas comme Lymion les avait décrits. Mais quand la machine est lancé il est parfois difficile de l'arrêter. Pourtant Elyncia avait bon espoir qu'un jour, les mesures de Lymion seraient oubliées. Après tout, Kyle était devenu l'ami de l'ex-Princeps, ce qui relevait déjà presque du miracle.
La petite brise nocturne lui rappela qu'elle n'avait pas encore fini de se sécher, ce qu'elle fit en frissonnant avant de commencer à se ré-habiller.

- Je pense qu'il vaudrait mieux finir notre soirée dans une taverne... ce serait bête de mourir d'une pneumonie après avoir survécus à l'entraînement que nous avons subit tout à l'heure, lui proposa-t-elle en riant.

Et puis elle ne devait pas se coucher trop tard non plus. Elle avait l'intention de retourner à la salle d'entrainement pour se perfectionner. Il fallait qu'elle en apprenne le plus possible avant de repartir à Cydonia, histoire de reprendre sa petite routine et de profiter de sa dernière semaine de permission avec Gabrielle... mais aussi mettre la patté à Jarod.

Ce fut au tour d’Iréa d’être surprise quand Elyncia se mit à lui parler de sa mère. Jusque là, elle était persuadée que la lancière avait grandi dans une famille aimante, qui la soutenait. C’était l’image qu’elle avait perçu à travers ses mots chaque fois qu’elle évoquait les siens.
Pourtant, la Cydienne lui dressait là le portrait d’une femme guère différente de sa propre mère, qui s’aperçoit que sa fille n’empruntera pas le chemin qu’elle a tracé pour elle en rêve, et s’obstine à essayer de la modeler selon ses désirs. Eléana Halin, elle aussi, avait imaginé sa fille en épouse digne d’un jeune homme de la bonne société almer, raffinée et cultivée, pieuse et respectueuse des traditions, jusqu’à ce qu’un beau jour, la réalité vienne frapper à sa porte en la personne de maître Wellan.
Non, Iréa ne serait jamais comme elle, une jeune fille bien sage qui suivrait la route que ses parents avaient tracée pour elle. Sa fille était Sensible, elle voulait apprendre à maîtriser ce don si étrange, dut-elle quitter Ptot Tàh. Jamais elle n’accepterait d’obéir aveuglément à un mari que l’on aurait choisi à sa place, pas plus qu’elle n’était prête à détourner les yeux alors que son peuple en asservissait un autre.
Et sa mère non plus n’avait jamais vraiment accepté qu’elle ne suive pas la voie qu’elle lui avait choisie.

« Je comprends ce que tu veux dire, dit-elle doucement quand la jeune fille aux cheveux verts eut fini. Ma mère était exactement pareille. »

Douloureux imparfait, pourtant. Il barrait le chemin à toute réconciliation, à tout changement de cap, figeait les choses dans une éternité révoltante.

« Mais j’avais des personnes sur qui compter. On est toujours moins seul qu’on ne le pense… »

La Maladie, pourtant, lui avait aussi arraché Nélia et Elio.
Elio…La brise soufflait toujours doucement à ses oreilles et elle eut l’impression d’y entendre sa voix. « Tu n’es pas seule, Iréa. Tous ces gens qui ont combattu à tes côtés, ils ne te laisseront pas tomber. »
Il avait raison, encore une fois. Les liens que l’on nouait sur le champ de bataille étaient bien souvent les prémices de liens plus forts, elle en avait eu de multiples preuves.
Les Templiers étaient toujours à ses côtés, et elle savait qu’elle pouvait compter sur ceux qui avaient croisé sa route ce jour mémorable devant les remparts d’Erathia.
Des gens comme Elyncia, qui d’ailleurs lui proposa de regagner la cité, ajoutant en riant qu’il serait dommage de mourir d’une pneumonie après tout ce qu’elles avaient enduré.
Pas faux.

« Tu as raison, lança-t-elle avec un sourire qu’elle espérait à peu près convainquant. »

L’Almer se rhabilla rapidement tandis que sa compagne en faisait de même en lui tournant le dos. Avant de partir, elle regarda une dernière fois le fleuve et le ciel qui s’étoilait en prenant une profonde inspiration pour calmer la tristesse et les sanglots qu’elle sentait s’agiter dans sa poitrine.
Aller de l’avant.
Tenir droite.
Elle se tourna vers Elyncia et lui sourit franchement cette fois.

« On y va ? »

Elles empruntèrent en sens inverse le chemin qu’elles avaient pris en arrivant, continuant à discuter, mais de sujets plus légers.
Entre deux éclats de rire, le vent vint caresser la joue d’Iréa.
« Tu trouveras d’autres gens à aimer »…

[Désengagées]