Dans le monde cruel et violent qui était le mien, les secondes chances n'hésitaient pas, surtout pour quelqu'un qui n'en avait jamais laissé. Lorsqu'il était encore quelqu'un, et non quelque chose. N'importe quoi. Ma main frôla la dague de mon maître que j'avais affûté avant de m'introduire dans la pièce. Toujours là, précieuse amie. Non, pas amie: je n'avais aucune idée de la signification ni de l'utilité. Précieux outil. Mon maître disait toujours qu'un ami n'était qu'un outil consentant. Etais-je, d'une certaine manière, une amie de Tutnesi? Avais-je vraiment su différencier le consentement du devoir, en réalité? Car je n'étais pas ici par consentement, loin de là. En vérité, pour la première fois, je désobéissais, je m'éloigné de mon premier repère. Mais je n'avais pas peur, car j'accomplissais mon devoir. Voilà pourquoi je ne souffrais pas, je ne souffrais jamais. Oui, mieux valait être outil qu'amie.

Ma respiration ne tenait qu'à un fil, ce même fil qui séparait chez les humains la vie de la mort. Je voyais le fil de Thétis s'étendre autour de lui, flotter avec les pages de son livre. Allais-je mettre fin à sa vie, ici et maintenant? Avais-je le choix de le tuer lui pour grandir mon maître, ou de l'élever lui pour retrouver ma fonction? A quoi servait une épée rouillée qu'on ne pouvait saisir? Non, je n'avais définitivement pas le choix: je devais faire mon devoir. Je devais protéger le pyra et l'aider à restaurer notre ville, grandir notre peuple. Je n'étais pas lié à un homme unique, j'étais lié au pyra dans sa splendeur. Et si mon maître ne pouvait plus, par choix ou par capacité, exercer sa fonction, son fils devenait le pyra suivant. Son fils, je l'avais enfin devant moi.
Voilà plusieurs jours déjà que je l'observais, que j'analysais ses capacités, sa manière de bouger ou de parler, ses mots et ses intonations, ses fréquentations et ses travaux. Le fils de Tutnesi ne saurait être un illettré abruti congénital, il fallait bien que je m'assure en premier lieu d'avoir trouvé la bonne personne. Intelligent et charismatique, je ne m'était pas trompé de personne. Pur homme du désert comme je m'y attendais, et non un sang-mêlé des oreilles pointues.

Pliée à ma volonté, le pouvoir d' ilith me dissimulait dans une ombre noire falsifiée, amplifiée, bien à l'arrière de la salle. L'heure était venue. Allais-je lui faire peur par mon apparition, certainement. Il n'était qu'homme alors, pas encore dieu. Mais par le sang pur qui coulait en lui, il s'élèverait bientôt et irait, comme ses ancêtres, conquérir le monde. Et je tuerai de nouveau.

"Seigneur Thétis."

Ma voix me parvient en retour, lente, posée et neutre. Je ne fis pas attention à sa réaction, cette information ne m'étant d'aucune utilité.

"Je suis Talia, le bras droit du pyra. L'assassin de... De votre père, Tutnesi, aujourd'hui ancien pyra. Je viens à vous offrir mon total dévouement à votre cause et à votre fonction. Vous êtes l'élu de nos dieux, et moi votre instrument."

Je pliais un genoux à terre, comme il était coutume depuis mon enfance.

Le jeune adolescent était littéralement plongé dans son ouvrage. Depuis toujours, Thétis avait préféré la compagnie des livres et des écrits à celle des hommes et de leurs sentiments trop complexes à son goût. L'Almer avait ainsi passé le plus clair de son temps à lire et apprendre une multitudes de choses sur les peuples d'Azthia et d'ailleurs qu'à écouter parler les grands de ce monde. Alors pour sur, il n'avait pas vu Talia arriver et encore moins ne l'avait-il pas entendu. Le jeune homme pourtant ne réagit pas lorsqu'elle apparut devant lui mais plutôt lorsqu'elle lui parla. Un sursaut parcourut son corps tandis qu'un regard dur mais étonné se dessinait sur son visage.
Dur parce qu'il détestait être dérangé, que tous ici le savaient.
Etonné parce qu'il ne s'attendait pas à voir une si jolie jeune femme l'appeler ainsi.
Une voix lente, posée, totalement dénuée de sentiments comme si elle cherchait à être neutre.

Le jeune homme posa la plume qu'il tenait en main sans même chercher à comprendre comment cette jeune femme était parvenue jusqu'à lui. En réalité, il se demandait sincèrement comment elle avait pu passer la porte sans qu'il n'entende cette dernière grincer sur ses gonds ou encore, comme elle avait pu avancer sur le sol jonché de papiers en tout genre qu'il n'avait pas encore pris le temps de ranger, lui pourtant si contentieux, sans qu'il ne l'entende. Tel un chat, elle s'était présentée à lui et, si son visage semblait lui être familier, Thétis était sur de ne pas la connaître. En silence, le jeune homme attendit, conscient que si elle l'avait interrompu, ce n'était pas par envie mais pour autre chose de bien plus important.
Il ne fut pas déçu. Cette femme savait visiblement beaucoup de choses. Tutnesi notamment et leur lien de parenté, rien que ça surprenait car seule sa mère était au courant et lui bien sur. Un assassin qui pliait l'échine devant lui, peut-être son père avait-il fait quelque chose de bien au fond dans sa vie … mais le plus intéressant était sans doutes ce qu'elle lui proposait. Si elle était là pour lui offrir son dévouement, cela ne pouvait signifier qu'une chose, son père et ses bâtards étaient morts ce qui faisait de lui son héritier. Seulement, Thétis aimait les challenges et gagner ainsi était beaucoup moins intéressant que prévu. Il prit toutefois le temps de réfléchir à la situation, peut-être n'était-elle là que pour lui annoncer que son père le reconnaissait enfin à sa juste valeur et qu'il lui offrait, en lui envoyant son jouet personnel, la possibilité d'être formé à sa future charge.

Beaucoup d'hypothèses pouvaient naitre de cette simple demande aux yeux du jeune Almer et c'était tellement excitant qu'il en posa totalement le livre dont il tenait encore jusque là la couverture dans sa main.

« Mon père et ses bâtards seraient-ils morts ? » demanda-t-il d'un air sérieux.

Thétis ne s'encombrait pas de choses inutiles telle que la politesse ou le reste. Pour lui, seule l'information qu'il obtiendrait et la façon dont il pourrait s'en servir comptait. Il réfléchit encore l'espace d'un instant, incertain de ce qu'il devait penser de la jeune femme. Avant d'échafauder quoi que ce soit, il préféra demander d'un ton plus « aimable ».

« Et qu'elle est ma fonction selon vous ? »

Tutnesi ne l'avait jamais reconnu, pourquoi s'encombrerait-il à le faire maintenant ? Talia était-elle là de son propre chef ? Etait-ce un piège de la part de son père ? Thétis avait beaucoup de questions en tête mais fort heureusement, il était intelligent et comptait là dessus pour se prémunir. Et puis, s'il devait mourir, alors il mourait. Non pas qu'il soit suicidaire simplement, il était pragmatique et conscient que sans arme, cette femme qui se prétendait assassin ne mettrait pas longtemps à le tuer, avant même que quelqu'un ne l'ai entendu hurler au secours.

Le temps passe et jamais ne s'arrête.

Le changement de saison s'annonce et bientôt, le blanc manteau de l'hiver qui recouvrait ce monde laissera place à l'herbe grasse et aux timides rayons du soleil. Le silence cédera sa place au chant des oiseaux et le monde s'éveillera petit à petit, sortant lentement de son cocon de glace. Dans ce décor que le temps semblait avoir figé, le moment est venu de s'éclipser, de laisser la nature reprendre ses droits et le cours des choses se faire.

[Désengagée : Talia ]
[ Echec Mission. Thétis devient malgré tout P'yra pour les nécessités de l'intrigue. Les jumeaux de Nalween et Tutnesi ont été assassinés. A refaire en saison 2. ]