Enfin, Reyan mit le point final à cette ennuyeuse lettre de réclamation que lui avait commandée un employé Elfe, trouvant que son patron Cydien n’avait déjà pas à lui demander d’aller chercher de l’eau au puits, d’autant qu’il était Elémentaire et manipulait l’eau, mais surtout qu’il n’avait aucun droit de lui dire qu’il était vêtu de lin blanc ou même de probités candides, c’était terriblement offensant ! Pour cela, il trouvait tout à fait légitime de réclamer une augmentation de son salaire ainsi qu’un jour par semaine où les rôles de maître et domestique seraient inversés. Reyan avait son propre point de vue sur la situation, mais comme lui avaient dit ses supérieurs dans l’Ordre abyssien, mieux valait qu’il le garde pour lui, car c’était le rôle d’Abyss de résoudre telle ou telle situation. Celui du jeune prêtre était d’obéir à la volonté divine, ce qui passait par une obéissance à la volonté des illettrés car eux aussi avaient droit au salut. C’était du moins ce que l’un des Pères de l’Ordre lui avait intimé avant de pouffer de rire et retourner à ses tâches. Parfois, Reyan se demandait très sérieusement s’il avait bien fait de suivre le conseil du Père Kidan…

Ayant terminé son seul véritable travail de la journée, le jeune Cydien songea à quitter les lieux pour s’occuper autrement que par l’écriture, mais il était bien installé et tout son matériel était déjà sorti, ce qui le poussa finalement à rester. En feuilletant les dernières pages parcheminées de son livre, il constata qu’il manquait de poèmes sur le vent, aussi décida-t-il de se mettre à l’ouvrage. Il but une gorgée dans son verre, mais à peine un vers plus tard son regard fut attiré par un homme qui commandait un repas auprès de l’aubergiste. Si l’on en croyait sa couleur de peau, il y avait de fortes chances que l’homme, au Charisme certain, soit un Nua, originaire des îles. De taille moyenne, peut-être un peu plus grand que Reyan, ses épaules étaient larges et une épée rangée dans son fourreau pendait à sa ceinture. S’apercevant rapidement qu’il était comme hypnotisé par ce nouvel arrivant, le prêtre secoua légèrement la tête et se remit à écrire. Mais il ne pouvait s’empêcher de jeter de temps en temps des coups d’œil au supposé Nua. Sans que le Cydien s’y attende, il vint même s’asseoir à sa table ! Lorsqu’il lui demanda ce qu’un lecteur comme lui pouvait faire ici, l’homme desserra un peu le foulard qui lui couvrait le visage, dévoilant celui-ci et révélant de superbes yeux bleus, ce qui était plutôt inhabituel pour quelqu’un de sa race. L’air impassible, ne montrant rien du trouble qu’il ressentait, Reyan planta ses yeux marron dans ceux de son interlocuteur avant d’écrire une ligne supplémentaire sur sa page.

« Je préfère éviter le soleil à cette heure-ci, cela fait plusieurs jours que je n’ai pas quitté le temple et je déteste avoir chaud. »

Troublé, c’est bien ce qu’il était. Des gens qui disposaient d’un Charisme supérieur à la normale, on en voyait souvent. Mais jamais une telle personne ne s’était assise à la table de Reyan, qui était d’après lui l’antithèse de l’être charismatique. Il fit semblant d’écrire une ligne supplémentaire, mais réalisant que tout ce cinéma était ridicule, il arracha sa page et la jeta par-dessus son épaule.

« Et je ne lis pas, j’écris. » ajouta-t-il de son habituel ton neutre presque déstabilisant.

Il réécrit le premier vers qu’il avait imaginé avant l’arrivée du Nua, puis fit mine de réfléchir, se forçant à ignorer le nouvel arrivant afin de le repousser au cas où il aurait de mauvaises intentions à l’égard du Cydien, qui se doutait bien qu’il n’avait aucune chance en cas de combat armé.

En feuilletant les pages de son livre de façon méthodique, Reyan finit par retrouver le début de poème sur le vent qu’il avait écrit. Mais devant la réaction du Nua, qui visiblement avait mal interprété son geste, il ne put s’empêcher de se sentir un peu vexé. Son regard se durcit tandis qu’il refermait violemment le gros volume, provoquant une nouvelle secousse et envoyant valser encore un peu du contenu de sa pinte.

« Il n’est pas question de diaboliser quoique ce soit, guerrier, dit Reyan d’un ton froid. Je n’ai juste aucune envie de perdre des heures de travail.

Et comme par provocation, le prêtre but une longue gorgée avant de poser violemment la pinte sur la table. Pas question qu’il se laisse marcher sur les pieds par une brute attardée ! Mais encore une fois, en quelques mots le Nua parvint à radoucir le jeune prêtre. Comment une même personne pouvait-elle passer de la moquerie la plus primaire à une admiration des plus sincères ? Reyan n’avait pas l’habitude des compliments. Lui-même ne se tenant pas en haute estime, il ne sut pas trop comment réagir face à des termes comme « admirer ». A la fois touché et gêné, il rejeta d’une main ses longs cheveux bruns en arrière, d’un geste en soi inutile.

« Eh bien… C’est vrai que plaisant n’est peut-être pas le terme le plus approprié… Mais j’aime à me mettre au service de ceux qui en ont besoin, les Dieux n’ont pas distribué des dons différents à chacun d’entre nous pour que nous les gardions pour nous-mêmes, mais bien pour que nous soyons tous complémentaires. En tout cas, c’est ce que je pense. Et puis je garde tout de même un temps appréciable pour me consacrer à mes propres écrits. »

Le regard de Reyan se perdit sur la lame du Nua, tandis qu’un léger sourire animait une nouvelle fois son visage.

« Abyss prône des idéaux de paix et de sérénité, c’est vrai. Mais méfiez-vous des apparences, les mots peuvent devenir des armes bien plus dangereuses que n’importe quelle lame. Quant à votre admiration… »

Reyan leva les yeux et fixa de nouveaux ceux du guerrier pour appuyer ses propos et montrer qu’ils étaient sincères.

« Eh bien elle me va droit au cœur, je vous remercie. »

Amusé d’être qualifié d’être de culture, Reyan eut un léger rire : il se sentait désormais pleinement à l’aise en compagnie du charismatique Nua, et ne voyait plus en lui aucune menace. D’aucuns l’aurait averti qu’accorder sa confiance aussi rapidement, ce qui allait pourtant en totale contradiction avec son caractère méfiant, pouvait lui jouer le même genre de tours qui l’avait conduit à se lier d’amitié avec Pâris, ainsi qu’à la chute qu’on connaissait à cette histoire. Mais le Cydien était comme envouté par la nonchalance et le naturel du Nua, qui dégageait vraiment quelque chose de plus par rapport aux quelques clients de l’auberge. Gardant désormais un sourire en coin, Reyan leva également son verre pour trinquer avec son compagnon le temps d’un repas.

« Et n’oublions pas les brutes épaisses dépourvues d’intellect, sans qui les lumières d’espoir comme moi ne feraient pas long feu ! »

Et Reyan but une nouvelle gorgée. Il n’ajouta rien de plus le temps que le guerrier termine son déjeuner, se disant que jamais il n’aurait imaginé une telle scène en quittant le temple tout à l’heure. Une fois repu, l’admirateur des prêtres et autres écrivains demanda en toute légitimité le nom de son interlocuteur. C’est vrai, ils n’avaient pas encore échangé la plus élémentaire des familiarités qu’était l’échange d’identités.

« Reyan, répondit sobrement le jeune Cydien.Et quel nom dois-je donner au beau guerrier Nua ? Car c’est ce que vous êtes, n’est-ce pas ?»

Le temps passe et jamais ne s'arrête.

Le changement de saison s'annonce et bientôt, le blanc manteau de l'hiver qui recouvrait ce monde laissera place à l'herbe grasse et aux timides rayons du soleil. Le silence cédera sa place au chant des oiseaux et le monde s'éveillera petit à petit, sortant lentement de son cocon de glace. Dans ce décor que le temps semblait avoir figé, le moment est venu de s'éclipser, de laisser la nature reprendre ses droits et le cours des choses se faire.

[ Désengagés : Reyan, Vaykalan ]