Andraan, alors qu'il était encore un tout jeune enfant, vivait en compagnie de ses parents et de son frère Liam. Le foyer familial se trouvait en plein cœur de Silmarie, cité de laquelle était originaire toute la lignée des Drestis. Les premiers pas d'Andraan furent peu assurés dans cette immense ville qu'était le cœur elfique ; cependant il se construisit d'irremplaçables souvenirs avec ses premiers amis.
Depuis sa naissance, il était atteint d'un handicap qui l'empêchait d'émettre le moindre son. En effet, sa voix était dans l'incapacité de franchir sa gorge, et il était enfermé dans un éternel mutisme. Andraan ne connut toutefois que des gens tolérants, et son infirmité ne l'empêcha pas de vivre une enfance tout à fait normale.
Dès son plus jeune âge, il fit preuve d'une curiosité sans limite, et avec son petit groupe, il se faufilait dans les moindres recoins explorables de Silmarie, tentait par tous les moyens d'accéder aux endroits hors sa portée d'enfant, bravait les interdits en subtilisant quelque babiole à un vendeur itinérant. Il vivait, et s'épanouissait librement.

La personne qui suscitait chez lui le plus d'admiration, contre toute attente parentale, fut non pas son père mais son grand frère, Liam. De quinze ans son aîné, ce dernier était templier ; possédant l'Esprit, il avait choisi la voie de Templier, et servait les principes de l'Ordre du mieux qu'il le pouvait depuis qu'un recruteur avait détecté son Esprit. Après un rapide entretien avec un oncle, à qui les parents avaient fait appel car eux-mêmes anciens Templiers recensés comme morts par l'Ordre pour des raisons toujours gardées obscures et insaisissables, il était parti pour Tamawa où il avait reçu un enseignement prodigué par d'habiles maîtres. Son talent semblait intarissable, et rapidement il apprit à maîtriser les subtilités de son pouvoir, dépassant même les moins expérimentés de ses maîtres. Ses retours au domicile familial se faisaient de plus en plus rares à mesure que les années passaient, agaçant les parents et attristant l'enfant. Andraan se sentait délaissé depuis que son grand frère tant admiré se consacrait pleinement à l'Ordre. Ses nerfs se tendaient encore et encore plus chaque jour, retenant avec difficulté ses émotions.
Un jour, il craqua.

C'était une semaine qui sortait de l'ordinaire, une semaine où Liam avait, contrairement à ses habitudes, décidé de rester plus de deux jours à la maison des Drestis. La joie de son frère avait été portée à son paroxysme lorsqu'il avait appris la nouvelle. Enfin, enfin il restait plus longtemps ! Enfin Andraan pourrait profiter de sa présence ! Malheureusement, l'euphorie fut de courte durée, et il enchaîna déception sur déception.

« Non, je dois exercer mon Esprit. »

« Non, mon maître m'a donné ce volume à lire. »

« Non, je suis fatigué. »

« Non, je n'ai pas envie. »

« Non, j'ai passé l'âge de faire cela. »

Seuls trois jours avaient passé, et Andraan avait essuyé refus sur refus, son frère le repoussant à chacune de ses demandes, à chacun de ses sourires, à chacune de ses propositions. A l'aube du quatrième jour, il n'en put plu. Il explosa. Il laissa s'écouler toute sa déception et toute son aigreur ; il déversa un flot d'émotions tourbillonnant, teintées par la couleur amère de la fureur, à travers un simple regard noir.
Un caprice. Sans le reste, cela n'aurait été que ça, tout simplement. Seulement, il y avait le reste. Ce flot de colère qui se déversa dans l'atmosphère, crispant les muscles du grand frère, qui ressentit alors toutes les émotions que son jeune frère venait de relâcher. Il sentit les épines du reproche se ficher dans son cœur, lui faisant réaliser tout ce que pouvait ressentir Andraan. Mais il comprit également autre chose. Son frère venait d'éveiller son Esprit. Il venait de faire usage de l'Empathie, et s'en était servi pour exprimer sa colère sous le coup de la rage.

* Ce n'est pas possible … Mais il n'a que dix ans ! Il ne peut pas … *

Mais Liam dut bien évidemment se rendre à l'évidence : son frère possédait également l'Esprit, et il n'y pouvait rien.
Seulement, le grand frère semblait rebuté à cette idée. Il avait pris en honneur les Templiers, certainement influencé par la manière dont leurs parents lui avaient dépeint l'Ordre ; il avait vu l'Ordre à travers les yeux et le jugement de ses parents ; conditionné dans la haine des Templiers, il avait tout bonnement fini par les détester à son tour, persuadé de la vérité des propos de ses parents. Attaché comme il était à Andraan, il ne voulait pour rien au monde que ce dernier expérimente la vie chez les Templiers, à laquelle leurs parents ne l'avaient pas refusé. Tout ceci l'avait poussé à embrasser la vocation de Crépusculaire ; c'était une manière qui lui était propre de se rebeller contre l'Ordre.
Il avait également décidé d'instruire son frère lui-même, par ses propres moyens.

Grâce à son statut de Templier Crépusculaire, Liam put accorder plus de temps à son cadet ; ses retours au domicile familial devenaient de plus en plus fréquents, pour le plus grand plaisir du benjamin ; malgré ce qu'il avait à faire personnellement et qui le traînait toujours hors de la maison familiale, il trouvait toujours du temps pour revenir. Au fil des années, son frère lui apprit à maîtriser l'Esprit qui lui avait été conféré. Petit à petit, à force d'entraînements acharnés, les migraines qui l'accablaient nuit et jour, conséquence de l'amas d'émotions qu'il percevait, disparurent définitivement. Au fur et à mesure de son apprentissage, il apprit à transmettre les émotions qu'ils ressentaient, faisant comprendre son agacement, rassurant ses amis, partageant sa joie. Il pouvait également pénétrer les spires émotionnelles d'autrui, explorer les sentiments qui se mêlaient en lui, les décrypter, les comprendre. C'était un outil redoutable, dont il se servait pour désarmer les plus réticents.
De plus, il trouva en son pouvoir le remède à son infirmité. A force de volonté, d'exercice, de nuits passées à s'entraîner, il réussit enfin à transmettre un mot à son frère. Ce dernier, entendant enfin la voix de son benjamin, en eut les larmes aux yeux ; Andraan, quant à lui, était au comble de la joie. Enfin, enfin il pouvait parler ! A cet instant, le jeune homme eut l'impression d'être complet, d'être entier. Cet accomplissement lui donna la force de continuer à apprendre, de perfectionner son art ; les semaines, les mois qui suivirent furent dédiés à son Esprit. Les jours s'égrenaient à la vitesse des secondes ; parfois, le temps passait si vite qu'il en oubliait de manger ou de dormir. Toutefois il se rendit rapidement compte qu'il mettait ainsi à mal sa santé et qu'il réduisait les capacités de son pouvoir.

Rapidement, il fut connu dans Silmarie comme l'homme à la voix de pensées ; on admirait ou on redoutait cette voix suave, qui scrutait vos émotions, en déchiffrait le mélange et les comprenait, qui s'introduisait dans votre esprit sans crier gare. Cependant, on lui pardonnait volontiers devant le sourire candide qu'il arborait toujours.
Rapidement, les visites de Liam commencèrent à se faire plus rares ; ayant tout appris à son frère, qui commençait à avoir une bonne maîtrise de son Esprit, n'avait plus rien à lui apprendre et ne jugeait plus utile de revenir. C'est ainsi qu'Andraan commença à s'ennuyer. Ses virées entre amis ne suffisaient guère à combler cette lassitude, et il se mit rapidement en quête d'une autre activité. Il passait des nuits entières à réfléchir sur lui-même, sur sa vie, sur ce qui l'entourait ; les insomnies firent bientôt partie intégrante de son quotidien. Une nuit de Soufflefleur, à l'aube de ses quinze ans, un besoin étouffant de respirer le traversa, et le poussa hors de chez lui. Sans but, il déambula dans les rues de Silmarie, foulant les pavés d'un pas lunatique. Il laissait son Empathie vagabonder, percevant tour à tour de la joie, de la tristesse, de la colère, provenant des maisons alentours. Soudain, il perçut une horreur qui lui empoigna le cœur, et par sa puissance le força à mettre un genou à terre. Le souffle rauque, il tentait difficilement de calmer sa respiration, tandis que les battements de son cœur s'accéléraient de plus en plus rapidement.

*Une telle angoisse … D'où cela peut-il bien venir …*

Sa curiosité en fut attisée, et il ne put s'empêcher de chercher la source de ce sentiment. Courant dans les rues, il cherchait le point où la peur était la plus concentrée, et arriva devant une échoppe aux volets clos : difficilement, Andraan regarda furtivement dans une des fentes qui perçaient le bois, et aperçut un cadavre gisant à terre. A côté de lui, une jeune fille essuyait un coutelas sanglant.

*Un assassin ?...*

Voyant la jeune fille se rapprocher de la porte, Andraan se recula vivement et courut se dissimuler à l'angle d'une rue sans bruit, le cœur battant. Il entendit la porte grincer, et des pas légers fouler les pavés. Il glissa un coup d'œil, et vit une fine silhouette de dos quitter la maison. Au bout de la rue, elle tourna et sembla jeter par-dessus son épaule un coup d'œil amusé. Andraan, persuadé de sa discrétion, se força à croire que ce n'était que son imagination.
Il était encore sous le choc. Cette beauté froide n'avait émis aucune émotion alors qu'elle assassinait le pauvre homme ; ni tristesse, ni peur, ni regret, ni douleur ne l'avait traversée. Son Esprit avait seulement perçu une légère satisfaction, propre à ceux qui finissent enfin un travail. Mais ce n'était pas ce qui surprenait le plus le jeune homme : la jeune fille était son amie d'enfance. Elwën. Cette chevelure, cette silhouette, cette démarche, il les aurait reconnues entre mille. Et en plus d'être son amie d'enfance, elle avait également, à une période de leur adolescence, partagé sa vie.

*Comment peut-elle … Et je n'ai rien remarqué …*

A aucun moment, il ne s'était douté de la double vie que menait la jeune fille. Elle avait toujours réussi à lui dissimuler ses plus profondes émotions, sans révéler nul détail que ce soit de ce qui pouvait se passer en son sein.
C'est ainsi qu'Andraan se mit en tête de la retrouver. Il devait savoir pourquoi elle faisait tout cela, alors qu'elle paraissait être une jeune fille comme toutes les autres. Il devait comprendre ce qui l'avait poussée à exercer le métier d'assassin, sans en parler à qui que ce soit. Et le meilleur moyen pour cela était d'en devenir un à son tour. Jamais la mort ne l'avait rebuté, et c'est sans grande difficulté qu'il entra dans le métier, entamant sa carrière à l'adolescence. Petit à petit, il prit goût à sa nouvelle 'activité', et continua d'affiner ses capacités pendant quatre courtes années. Quatre années pendant lesquelles il perdit la trace d'Elwën, et ce malgré les recherches actives qu'il menait.
Malgré son goût nouveau pour le meurtre, il continua à tromper son monde avec des sourires candides, rassurant son entourage en usant habilement de son Empathie. C'est ainsi qu'il mena de front ses deux vies.