*
Chelann grandit quatorze années durant dans une petite cité Cydienne à l'extrême est du continent. C'était un petit port riant situé sur une côté calme et ensoleillée où le commerce fleurissait. Du fait de son don natif, le garçon avait pris l'habitude de marcher longuement, sans faire de halte. S'accoutumer à la foule pour diluer son pouvoir. Puis son père, qui avait très absent pour lui, décida de partir pour rejoindre un ancien temple dédié au culte de Nanua, lequel avait été érigé en terres d'Almer, au sud. Il fut intransigeant : son fils le suivrait, malgré le danger que représentait sa « bâtardise » de Nua. Les Almers n'étaient-ils pas les principaux esclavagistes des représentants de ce peuple méconnu ?
Chelann atteignit ses seize ans à la fin de leur voyage.
Le père et le fils, tous deux traqués par une solitude venimeuse, s'installèrent à l'orée d'une bourgade. Ils se côtoyaient peu. Chelann reprochait implicitement à son père son absence qui avait précédé la mort de sa mère. Les années passant, il n'avait jamais pu lui pardonner tout à fait, refoulant le souvenir de son propre comportement. Et puis il était bambin, ignorant de tout, comment aurait-il pu réaliser ce qui se jouait à ces instants-là ? Chelann se refusait à admettre la cruauté des enfants, parfois, de l'enfant qu'il était... un rayon de soleil et un peu d'eau fraîche, où la pénombre puante ?
Chelann se lia d'amitié avec une jeune Almer de deux ans sa cadette. Ils se voyaient de temps en temps. Deux ans s'écoulèrent.
« Ne retourne pas au temple, Chelann. Je n'aime pas quand tu es seul et que... »
Elle se tut pour tout à coup piquer du nez. Ses boucles rousses tombèrent en cascade sur son visage, masquant le rougissement de sa peau brune. Chelann était surpris.
« Tu m'as suivi ? » demanda-t-il.
Puis, une ombre passant sur son visage, il ajouta d'une voix un peu tendue :
« Est-ce que tu... tu m'as écouté ? »
Elle hésita puis hocha la tête. Il se redressa, énervé. Chelann était alors un garçon timide, terriblement réservé. Fini l'enfance et ses secrets de Polichinelle ! Le jeune homme n'ouvrait plus à personne son jardin secret.
Elle le retint par le bras, se levant à demi de l'herbe où ils se tenaient assis. Un rossignol chantait.
« Attends ! C'est parce que je, hésita-t-elle, je m'inquiétais pour toi.
- Tu es jolie. »
Il n'était pas idiot. Et pour rien au monde il n'aurait voulu la blesser. Ici, parmi tous ces gens trop différents de lui, elle était bien la seule dont il était proche et qui le comprît. Pourtant, il ne l'aimait pas ; ce n'était pas de l'amour.
Il crut qu'elle serait heureuse de le savoir " à elle ". Cependant il s'aperçut vite que cela ne suffisait pas à la jeune fille qui cachait mal son désarroi. Son amour à elle, car il s'agissait bien de cela, n'était ni chaste ni platonique. Brûlant, il devenait tantôt la douleur vermeille, les flammes de son ciel, des gouttes de rosée sur la peau.
Lui cherchait un réconfort presque maternel, au-delà de l'amitié. Ce sentiment lui manquait sans commune mesure avec les autres.
Un soir, il lui annonça qu'ils ne devaient plus se revoir. Cette nuit-là, il retourna – parfaitement seul – dans ce vieux temple en partie effondré qu'il fréquentait depuis deux ans. Cela pour jouer du piano, car il se trouvait là un instrument vétuste mais encore utilisable. Cette nuit-là,
Mum Is Dead résonna une nouvelle fois aux oreilles de l'entité Nanua, mais la mélodie était empreinte d'une douleur nouvelle, une sonorité empreinte d'une tristesse sanglante, telle une cicatrice rouverte.
Sous quelles formes, au gré de sa fantaisie, un dieu peut-il se couler dans les songes d'un mortel ? Qui plus est une déesse depuis longtemps morte... Nanua ne survivait qu'au travers des légendes nua, ces récits qui dataient d'une époque oubliée par le peuple Nua tout entier. Cybelle en avait transmis la mémoire à celui qu'elle aimait, le père de Chelann, qui s'était lancé dans une quête éperdue et muette, sans s'expliquer à son fils. Il voulait vivre près du temple, dernier lien avec sa femme, aussi mince fut-il.
La coupole du vieux temple recouverte de lierre portait la peinture d'un jeune androgyne d'une extrême beauté.
Chelann perdit le sens de la réalité. Ses doigts s'immobilisèrent au-dessus du piano puis il s'écroula, sa tête venant heurter les touches dans une cacophonie sonore. Le jeune hybride au sang nua sombra dans la tourmente d'un étrange rêve...
Il l'aimait, aimait Nanua plus encore que sa propre chair. Tout devenait trouble, puis subitement clair comme rien ne l'avait jamais été. Il mourrait pour lui. Non, car sans quoi il ne pourrait plus le voir, le sentir. Le respirer... Paroxysme du désir...
L'aube chatouilla la nuque de Chelann. Il passa une main égarée dans ses boucles trop claires. La peur d'avoir seulement inventé cette nuit s'empara un instant de lui. Mais tout était trop réel. Des rêves palpables que lui avait insufflé le dieu. Il ne lui était pas apparu, pas physiquement. Il lui avait seulement conféré une sublime ivresse et le pouvoir de s'enivrer de son essence au gré de son imagination libre comme jamais.
Un chatouillement, au bout de ses doigts, lui fit baisser la tête. Il grimaça lorsqu'il s'aperçut que chacune des extrémités était percée d'un petit trou, comme l'œuvre d'une aiguille. A un moment ou un autre, Nanua avait voulu le tester ou peut-être tout simplement s'amuser un peu avec ce nouveau corps. Chelann s'était percé la peau seul, en réaction au désir de l'entité.
Chelann avala une nouvelle goulée d'air. Un dieu. Il avait joué avec dieu. Il sourit.
*
Le jour qui suivirent, Chelann le passa dans le temple, allongé sur le plancher poussiéreux que conquéraient des plantes grimpantes. Les yeux grands ouverts, il fixait la peinture écaillée de la voute. Dès qu'il rentrerait au bourg, se promit-il, il dénicherait de la peinture et des cordages pour aller apposer quelques touches de couleur neuves.
Pour la première et dernière fois, il songea aux relations qui l'unissaient ou le séparaient de ses semblables. En toutes les femmes, il voulait lire le malicieux sourire de sa mère. Ce sourire dont il se souvenait et qu'il avait tant embelli, sublimé, au fil des années. Cela cesserait-il un jour ? Sans quoi, pourrait-il vivre ?... La relation établie avec Nanua était d'une violence nouvelle pour lui. Le dieu qui n'était ni mâle ni femelle. Quelle différence, finalement... S'il voulait vivre, peut-être devrait-il accepter d'accorder son amour à tous, qu'importe ces barrières de tous temps érigées.
Un jour, se souvint-il, alors qu'il n'avait pas neuf ans, il donnait la main à l'un de ses amis. Une mégère avait brandi son balai sur leur passage, des étincelles plein les yeux. De peur, ils s'étaient écartés l'un de l'autre.
Chelann ramena sa main sur son front, dissimulant ses yeux. Il s'assoupit tandis qu'une larme glissait sur la courbe de sa joue.
A la nuit tombante, éclaboussé de clair de lune, il poussa la porte de la cabane sur pilotis qu'il habitait avec son père. Le bois chuinta. Mais Chelann ne tint pas compte de l'avertissement. Cette sensation d'ivresse qui l'étreignit ne l'avait pas encore abandonné.
Elle déserta violemment lorsqu'il reçut un brusque choc contre la nuque. Ses lèvres s'entrouvrirent ; pas un son ne naquit. Il s'écroula avec une fabuleuse lenteur. Devant lui se tenait son père, tremblant d'angoisse, d'épuisement, de doute. Surtout, encadrant ce père tels des guerriers masaï, deux hommes haletaient. Le tatouage d'onyx qui dévorait leur face ne laissait aucun doute quand à leur fonction. Ils n'étaient autre que des marchands d'esclaves.
Une main s'enfonça dans les boucles claires du jeune homme qui hoqueta. L'homme le redressa, avant de lui lier les mains avec précipitations. Durant ce temps, personne ne parlait dans l'étroit salon. Les souffles, tous mêlés, formaient un langage à part entière et connu d'eux seuls. Chelann cligna des paupières en songeant à Nanua.
Que le destin lui réservait-il ?
Le père s'était tourné. Il n'en pouvait voir davantage, semblait-il. Chelann aurait pu cracher, hurler tel un fauve sa colère qui lui brisait les reins. Mais il n'était pas ainsi. Cet instant, comprit-il, était le dernier. Alors il se mordit les lèvres avant s'adresser à son géniteur.
« Tu sais, pour maman... »
Son père sursauta. Pourtant, il ne se retourna pas vers son fils.
« Je ne t'en veux pas, papa. »
Il ne parla pas de Nanua, des légendes de sa mère, de ses rêves. Non pas parce qu'il ne pouvait pas, mais parce que c'était inutile.
Son bourreau lui imprima une secousse dans l'épaule. Il le tira à l'extérieur.
L'air glacial de la nuit gifla Chelann.
*
An 147, printemps. Dix-neuf ans contre un mur suintant d'une humidité lourde et grasse, menaçante. Chelann ouvrit ses yeux. Il les referma aussitôt. La lumière blanche l'aveuglait, même avec le bras levé devant le visage.
« Suis-moi. »
Une clameur monta, s'éleva vers le ciel, éclata. Elle résonnait jusque dans les profondeurs de la terre, là où se trouvait Chelann. Il en frémit. Lorsqu'il sortit, à la lumière du jour, en plein cœur des cris, sa maigreur et sa pâleur durent faire peine à voir. Ses côtes saillaient et l'on distinguait la forme de son bassin sous son pantalon élimé. Il serrait les dents. Un an de ce régime l'avait endurci. Lui qui était jadis fragile et si mince !
L'acier tranchant de ses yeux masqua mal sa peur lorsque, face à lui, des grilles se soulevèrent. L'ombre des barreaux glissa lascivement sur son corps. D'arme, il n'en avait qu'une. Une colonne vertébrale, d'elfe ou de nua peut-être, que l'on avait renforcé avec des pièces de métal.
Ses doigts maigres crispés sur ces os trop blancs, il tentait d'oublier son dégoût.
Un fauve bondit dans l'arène, précédé de trois autres hommes.
Au contraire de tant d'autres, ceux-là, ces ennemis lui hurlait-on, ne pourraient manquer de comprendre ce qu'il était. Catalyseur. Au-delà de sa propre survie, c'est pour cela qu'il devrait les tuer et à cause de cela qu'il lui serait extrêmement périlleux d'y parvenir. Ignoble paradoxe.
Il ne pourrait pas faire autrement. Oublier qu'il s'agissait d'êtres vivants, oublier, oublier, tout... Ses pieds nus foulèrent la poussière. Il s'élançait, La Flèche des arènes de Ptot Tàh.
Chelann avait sombré dans un état comateux depuis des heures déjà, avant même que l'on ne traîne hors de la piste. Loin des crocs du tigre, ultime adversaire.
Un sang fluide et clair gouttait sans discontinuer de la commissure de ses lèvres.
« ... de le garder. Alors ?
- Je me tâte, voyez-vous, cependant il est fort bien dit que cette... créature... se pourrait être d'une quelconque utilité.
- 'fin, à part dans un bordel, je vois pas trop. Mais t'façon vous saurez bin trouver j'pense.
- Je n'en disconviens pas. En ce cas, nous concluons. »
An 147, été. Chelann avait peu à peu guéri. On l'avait placé dans une vaste chambre mais tous les domestiques qui veillaient à satisfaire ses besoins avaient reçu l'ordre de demeurer muets. Dès lors que le jeune homme avait pu se lever, il avait arpenté la pièce, décroché les rideaux et les tentures, allant jusqu'à parcourir de ses mains tous les murs. Pas la moindre issue, même pas cette fenêtre dont les barreaux – symbole de sa condition d'esclave – avaient été scellés à la perfection. A perte de vue s'étiraient des étendues de sable immaculé.
La solitude le taraudant, il avait pris le parti d'écrire. Après avoir connu une période de délaissement et d'oubli de soi, il prenait soin de son corps. Il avait du temps à revendre. Il reconstituait peu à peu sa musculature de jeune homme.
Un jour, il fut amené devant le pacha, son maître.
Nulle autre lieu au monde, semblait-il, n'égalait le faste du grand hall du palace de ce riche excentrique. Jusqu'au sol qui était recouvert de soie. Le pacha vautré dans un vaste sofa faisait face à un piano, éclairé d'un rai de soleil.
« Joue pour moi. » ordonna l'homme opulent.
Chelann s'assit devant le piano. L'instrument était magnifique, mais faux. Absolument faux en comparaison du vieux piano du temple auquel il manquait deux touches. C'était une pièce de collection, non pas la prolongation d'une âme.
Pourtant, il suffisait au jeune homme d'abaisser ses doigts tendus pour que s'élève une puissante mélodie.
Le pacha le regardait avec une fixité effrayante.
Alors s'élevèrent les notes de musique, cristallines. Les mots de
Mum Is Dead. Non pas pour cet homme vautré dans le luxe, mais pour lui, pour le musicien, dont l'âme vibrait de bonheur au son de cette voix ancienne...
Dans la tourmente des instants l'esprit se perd et se heurte, plus de conscience du temps, nulle chose...
« Vendez-le.
- Bien, maître.
- Voyez-vous, je ne puis le garder. Je ne veux plus jamais l'écouter jouer à nouveau.
Je ne veux pas savoir qu'il est là, qu'il m'est possible de l'entendre.
Je ne veux plus jamais le côtoyer ni le voir.
- Bien, maître... »
*
Au cours de l'été 147, Chelann fut donc vendu sur la place d'un marché aux esclaves.
Convoité par trois acheteurs, lesquels semblaient-ils avaient perçu sa capacité native, il parvint à s'enfuir alors qu'on l'allégeait de ses chaînes.
Poursuivi, le Chien Blanc cracha cœur et poumons, manqua se noyer. Qu'importait. Ce qu'il en reste, c'est que, s'il se débarrassa de l'un de ces acheteurs potentiels lors d'un sanglant combat qui devait le marquer durablement, il n'en demeurait pas moins deux autres, tenaces comme des chacals. Parmi ces blessures, Chelann devait conserver une profonde cicatrice à l'épaule gauche.
Durant les trois années qui suivit, jusqu'à l'hiver 150, il advint d'autres évènements qui griffèrent l'âme du jeune homme. Notamment lorsqu'il alla retrouver son père. Ce dernier fut assassiné alors que son fils s'en retournait sur les routes. Chelann ignore sa mort aujourd'hui encore.
Il parvint, peut-être entièrement, à se relever fièrement. A vingt-deux ans, dans la poussière des routes et sentiers de traverse – jusqu'à Silmarie, où il amassa de nouvelles quantités de savoir et perfectionna sa maîtrise de la Glace. Comment, pourquoi ? Quel put être le détail de ce périple qui le mena à vous ?
Ceci est une autre histoire de votre serviteur...
Nb : J'avais prévu de détailler... En fait, je ferais volontiers du zèle si l'on n'était pas limité ici à deux messages pour la bg x.x'