[HJ: Je précise qu'à cette époque, Reyan n'est pas encore Prêtre]

Le temps était ensoleillé, et la journée semblait idéale pour une promenade. C'est du moins ce que se disait Reyan pour se motiver à ne pas rester enfermé un jour supplémentaire chez lui. Depuis quelques temps, son âme semblait en proie aux sentiments les plus sombres, pour une raison qu'il ne parvenait pas à s'expliquer. Aussi avait-il choisi de rester chez lui, tentant de transcrire ses peines en vers comme il en avait l'habitude. Mais ce jour-là, Reyan avait pris conscience qu'en restant enfermé dans sa modeste demeure, un cercle vicieux où il ne ferait que broyer du noir le guettait. Voilà pourquoi le jeune Cydien s'empara de sa cape et de sa sacoche pour profiter de l'air frais du matin.

Cela faisait quelques jours que Reyan avait quitté la cité des Amazones et qu'il s'était installé en territoire elfe. S'il avait été assez bien accepté, cela n'effaçait pas les souvenirs qui restaient ancrés dans sa tête. Il s'était fait quelques amis à Muria dont il doutait qu'il les reverrait un jour. Et puis il y avait toute son enfance, passée entre les murs de la cité des femmes. Difficile de lutter: Silmarie, malgré tous les changements qu'elle avait apporté dans sa vie, n'avait pas encore assez d'ampleur pour masquer les dix-huit années qu'il avait passées aux côtés de ses parents. Reyan pensait que ce manque était à la source de ses idées noires, sans en être tout à fait certain. Ses pas le guidèrent vers l'un de ses endroits préférés qu'il avait assez vite repéré, la Cascade des Anciens. S'il était bien une chose qui n'avait pas changé durant toutes ces années, c'était son attrait pour l'eau. S'approcher de l'étendue miroitante tout en se laissant bercer par le ronronnement persistant de la cascade était une des activités favorites du Cydien, même s'il ne l'avait peut-être fait que trois fois depuis son arrivée. Comme toujours, il s'assit en tailleur au bord de l'eau, et sortit ses ustensiles d'écriture. Si son activité n'avait pas changé par rapport aux derniers jours, au moins l'exercerait-il inspiré par des éléments naturels et lumineux, plutôt que de se complaire dans les ombres de sa demeure. Trempant sa plume dans l'encrier, Reyan réfléchit quelques instants puis posa la pointe noircie sur la surface parcheminée d'une des pages de son livre et commença à composer. Il tentait d'exprimer ce qu'il ressentait, comme une façon d'expurger son corps de la noirceur qui l'habitait. Mais alors qu'il avait presque noirci une page entière, le Cydien s'arrêta soudainement, la plume levée, puis d'un geste pressé tourna plusieurs pages, toutes vierges, avant de s'arrêter au hasard sur l'une d'entre elles. Il lui fallait vérifier quelque chose. Il lui fallut cette fois un peu plus de réflexion avant de commencer à écrire. Quatre lignes étaient nées sous sa plume, et Reyan arracha sitôt la page sur laquelle il venait d'aligner ce qui ressemblait à des vers. Il se passa mécaniquement une main dans les cheveux, avant de prononcer d'une voix claire:

«Des bassins où l'ondée est plus pure que tout
Et des miroirs cristallins que troublent les rames
J'en appelle à la force apaisant les courroux
Pour oublier ici les tourments de mon âme»

Sitôt les mots incantés, le parchemin s'éclaira d'une lueur bleutée, et un jet d'eau transparente en jaillit, laissant deviner ce qui paraissait être un arc-en-ciel aux rayons du soleil, avant de retomber dans le bassin où plongeait la cascade. Reyan eut une petite moue, pas fâché que le parchemin ait disparu et, avec lui, ces quelques vers dont il n'était pas fier. Au moins lui avaient-ils prouvé que ses pouvoirs magiques étaient demeuré intacts, malgré plusieurs jours sans utilisation. D'ailleurs, le jeune Cydien n'avait pas respecté la discipline qu'il tentait de s'imposer: il fallait toujours garder des poèmes magiques prêts à l'avance pour ne pas avoir à imaginer des vers précisément au moment où il en avait besoin. Il paraissait en effet difficile de mobiliser ses connaissances en matière de métrique devant une situation urgente... Poussant un soupir qu'il fut le seul à entendre, Reyan trempa une nouvelle fois sa plume dans l'encrier et la garda suspendue quelques instants, le temps de trouver des rimes convenables pour un poème sur le feu.



Plusieurs longues minutes et quelques poèmes plus tard, Reyan posa sa plume et son livre à terre et se laissa tomber en arrière pour s'allonger dans l'herbe et regarder le ciel. Il réfléchissait. Quelle folie quand on y pense d'avoir quitté sa mère, ses amis et surtout sa routine et son quotidien. Pourquoi n'était-il pas resté entre les murs de la cité des femmes? Parce qu'à part sa mère et ses quelques amis, qui se comptaient peut-être sur les doigts d'une seule main, plus rien ne le rattachait à Muria. La condition de voyageur de son père l'avait peut-être inconsciemment doté d'un certain goût pour l'aventure, mais Reyan savait-il seulement ce que c'était, l'aventure? Il n'avait que dix-huit ans, il se sentait très jeune dans sa tête, et n'avait jamais eu à accomplir d'exploits comme il en avait lus dans ses livres d'histoire. Comment pourrait-il se faire sa place dans ce monde?

En se redressant, Reyan plongea son regard dans la cascade. Oui, bien sûr. D'ici à ce qu'il trouve vraiment sa voie, il devait se laisser guider par Abyss. Lui saurait le mener là où il fallait. Cela dit, le fils d'Amazone se demanda s'il parviendrait à se faire une place au milieu de tous ces adorateurs de Silmaria qu'étaient les elfes, d'autant qu'ils vénéraient la représentante de la Déesse presque autant que la Déesse elle-même. Et puis il y avait tous ces chambardements politiques, la guerre contre Azael... Autant de détails qui avaient un peu échappé au jeune homme tant il s'était enfermé dans une bulle de rêve en plus d'être coupé du monde par sa condition de mâle à Muria. Sans trop savoir comment justifier son impression, Reyan était persuadé qu'il était d'un enjeu vital, essentiel, qu'il retrouve sa cité d'origine. Silmarie paraissait donc un quartier général idéal, puisqu'elle était toute proche de la forêt des Hêtres où demeuraient les Amazones. Mais pour cela, il faudrait que Reyan supporte de masquer un peu ses croyances différentes de celles des elfes. Qui sait, peut-être prenaient-ils déjà sur eux en acceptant un Cydien, mieux valait ne pas en rajouter une couche. Réconforté par son monologue intérieur, et par les quelques lignes qu'il était parvenu à écrire, Reyan rassembla ses affaires, et rentra chez lui. Comme à chaque fois qu'il y était allé, la Cascade des Anciens lui avait apporté plus de réponses qu'il n'avait posé de questions.