[flashback-DE] Routine quotidienne (libre) (fini)

- Début souffleciel -

Deux heures. Cela faisait deux heures qu'elle les suivait, et elle n'avait toujours eu aucun indice. Maudite soit sa conscience ! Ils avaient clairement l'air de bandits de grands chemins, alors pourquoi attendre qu'ils le prouvent pour agir ? Ils ne l'avaient pas encore repérée, c'était déjà ça. Il faut dire qu'ils étaient plutôt bruyants ces deux là, à rire et à chanter des chansons plus débridées les unes que les autres. Elle regrettait quelquefois de pouvoir comprendre ce qu'ils disaient ! Ha, voici peut-être enfin ce qu'elle attendait. Un couple et leur enfant. Ils n'avaient pas l'air bien riches, mais ils portaient quelques baluchons. L'enfant était juchée sur un âne, qui portait lui même quelques sacs. Ces gens devaient aller vendre leurs affaires à la ville, ou bien déménageaient-ils. Toujours est il qu'en ce moment ils ne se trouvaient pas au bon endroit. Elle tenta de se dissimiler derrière quelques arbres qui bordaient le chemin. Les deux hommes se postèrent en plein milieu de la route.

« Eh ben, qui v'là ? Hé r'garde les moi, quesse t'en penses d'ceux là ? Y feront bien l'affaire moi j'dis ! »

L'autre aquiesca. Ils s'avancèrent dagues en main vers la famille qui s'était arrêtée.

« Que voulez vous ? De l'argent ? J'en ai un peu, prenez le, mais laissez ma femme et ma fille tranquille ! »

Un rire gras lui répondit.

« Hé t'entends le gus ? Ton argent, on va t'le prendre comme des grands ! Et ta mignonne là, j'me la f'rais bien ! »

Il s'avança vers la femme, tandis que l'autre se dirigeait vers l'homme. La petite était toujours sur l'âne, terrorisée. Le premier se mit à hurler de douleur, du sang gicla sur le visage de la femme qui tenta de se protéger avec ses bras. Il tint son moignon en hurlant avec sa main valide. L'autre tomba au sol, tenant toujours la dague. Une lame le parcourut ensuite profondément de la côte gauche à l'épaule droite. Il tomba d'un coup, raide mort. Le second était pétrifié. La lame ensanglantée vint lui transpercer le cœur et traversa entièrement son corps pour ressortir de l'autre côté.

L'elfe prit appui avec une jambe sur le cadavre et retira prestement son épée. Elle l'essuya sur sa victime et la remit dans son fourreau. Elle cacha ensuite sa longue chevelure et son visage sous sa capuche et remit son manteau en place. La femme s'essuya le visage, la fille pleurait.

« Merci ! Merci ! Je vous dois la vie, vous avez sauvé ma famille ! Prenez mon argent, je vous le donne, je n'ai rien d'autre pour vous remercier ! »

Ilmarë n'en fit rien. Elle avait fait son devoir, le devoir qu'elle s'était imposé, cela lui suffisait. Elle passa à côté de la famille, sans même les regarder, et poursuivit sa route vers l'opposé d'où elle venait. Sa lame commençait à être émoussée, il lui faudrait trouver prochainement un forgeron.

Elle marcha un peu, puis s'arrêta. Il faisait beau. Le soleil brillait. Elle leva la tête, ferma les yeux et se concentra seulement sur les rayons du soleil qui réchauffaient son visage. C'était agréable. Un bruit attira son attention. elle se remit en route et coupa à travers champs. Elle trouva un petit ruisseau. Ilmarë s'asseya au bord, et tenta de voir au travers l'eau.

[Ouvert à toute personne voulant participer]

S’évader, changer d’air, ouvrir ses ailes… Autant d’idées qui obsédaient littéralement le jeune Reyan. Même les Archiprêtres du temple d’Abyss avaient pu s’en apercevoir : il était souvent absent. Pas seulement physiquement, car il lui arrivait parfois d’être beaucoup moins attentif à ce qu’on pouvait lui dire qu’auparavant, ce qui prouvait que son esprit lui aussi voyageait dans d’autres strates. Profondément ébranlé par l’échec de son expédition, certes très mal organisée, à Erathia, le fils d’Amazone ne trouvait plus goût à rien. Il avait abandonné depuis plusieurs jours déjà l’écriture de sa chanson de geste, de même que son activité d’écrivain public. Si Reyan souffrait d’une certaine monotonie dans son existence avant son voyage, le sombre sentiment qui s’était emparé de lui après son retour était mille fois pire. Il pensait trouver en cette folle envie d’aventure une résolution heureuse qui lui permettrait d’ajouter un peu de piment à son quotidien, aussi irréaliste que cela paraisse ! Mais il fallait se rendre à l’évidence : les gens ordinaires, comme lui, étaient condamnés à une vie ordinaire, comme la sienne. Le prêtre ne trouvait plus en ses pourtant nombreuses prières à Abyss le réconfort qu’il y trouvait jadis, il avait l’impression qu’il péchait par tant de passivité et d’inaction. Malgré sa résolution de se cantonner à sa morne et ennuyeuse routine, Reyan ne pouvait oublier cette petite voix qu’il avait d’une certaine manière toujours entendue, qui lui murmurait que lui était spécial, et qu’il était promis à quelque chose de plus grand qu’une simple existence de prêtre ou d’écrivain. Mais comment garder espoir lorsque tout semblait être ligué contre vous ?

Souhaitant par tous les moyens éviter de rester en ville, où il se sentait de plus en plus à l’étroit, Reyan choisissait souvent de marcher loin dans la campagne profonde pour éventuellement y retrouver l’inspiration qu’il avait perdue. Il ne pouvait cependant nier qu’il devinait la véritable raison qui l’empêchait de continuer à écrire les aventures de Tidas, le héros de sa chanson : il enviait son personnage, et chaque aventure qui naissait au bout de sa plume était comme une frustration, une nouvelle prise de conscience de tout ce qu’il voudrait accomplir sans en avoir la force ou les capacités. L’expérience lui avait jusqu’à maintenant prouvé, si l’on exceptait le sauvetage de la novice il y avait déjà plusieurs années de cela, que sa maîtrise de la magie, et même sa récente acquisition du pouvoir des mots, ne lui serait pas d’une grande utilité dans le monde réel, si éloigné de ce qu’il créait pour son héros. Toutefois, cette journée qui paraissait être des plus banales allait être marquée par une rencontre particulière.

Afin d’être au plus proche de son élément de prédilection, à savoir l’eau, Reyan avait choisi de poser ses affaires au bord d’un ruisseau qui coulait paisiblement en bordure des champs. Cela faisait déjà plusieurs minutes que sa plume restait levée sur son parchemin sans avoir en noirci la moindre parcelle. Ayant abandonné l’avancée des aventures de Tidas, le jeune prêtre espérait au moins retrouver le plaisir de l’écriture à travers ses premières amours pour la poésie, mais il n’en était rien : s’il avait eu une Muse, elle s’était évadée, et bien loin. Soudain, une sombre apparition vint troubler le calme de l’endroit. Impossible de déterminer à qui Reyan avait affaire, car le visage du nouveau-venu était caché par une vaste capuche. Le souvenir de son rêve ne lui vint même pas à l’esprit, tout simplement parce que le Cydien venait de lorgner sur le fourreau de l’épée que portait l’homme à la capuche (ou la femme ?) à sa ceinture. Par mesure de sécurité, Reyan arracha une page de son livre parcheminé, page sur laquelle était écrit un poème magique ayant pour thème la foudre. En temps normal, jamais le fils d’Amazone n’aurait eu une réaction si proche de la paranoïa, mais il se trouvait en situation de faiblesse, loin des murs de sa cité, désarmé, et face à un individu qui portait une arme. Le prêtre jugea plus sage de se relever, fort du ruisseau qui, bien que mince, formait une frontière entre lui et son éventuel prédateur.

« Bonjour » dit-il d’un ton qui ne trahissait aucune crainte.

Il voulut ajouter quelque chose, mais il ne se trouvait pas vraiment en mesure de poser des questions, aussi choisit-il de laisser l’initiative au plus armé des interlocuteurs. Il savait que la magie des mots ne lui serait pas d’une grande utilité contre une lame bien affutée, malgré le parchemin brûlant qu'il tenait entre les mains.

[HJ : En espérant que cette réponse te convienne.]

Ilmarë observait le ruisseau, enfin plutôt, le fond du ruisseau. Aussi immobile qu'elle le pouvait. La vie revenait, elle aperçut quelques têtards, et sur une branche d'arbre au fond de l'eau, des œufs. Elle plissait les yeux, l'eau n'était guère transparente et l'on voyait peu au travers. Elle vit quelques poissons, mais ils étaient jeunes ou trop petits pour en faire quoi que ce soit. Puis elle le vit : un carnassier. Il se faisait un régal des têtards qui s’enfuyaient comme ils le pouvaient. Elle bougea doucement, et porta la main au manche de son épée. Elle se régalerait ce soir ! Elle allait pouvoir « pêcher ». Par pêcher il fallait comprendre « jeter son épée lame en avant et embrocher le poisson ». En espérant qu'il ne s'enfuie pas avant, bien sûr. Il ne se méfiait pas. Parfait.

* Profite de ton dernier repas !*

Elle commença à vouloir sortir son épée de son fourreau lorsqu’elle entendit :

- « Bonjour ».

Elle sursauta, ce qui fit bouger son ombre. Il n'en fallut pas plus pour le carnassier pour s'enfuir sans demander son reste, ne laissant que de son passage des ondes sur l'eau. Elle le regarda partir, dépitée. Puis elle se tourna vers l'homme qui avait parlé. Il l'observait. Il devait sûrement être arrivé là avant elle, et pourtant elle ne l'avait pas remarqué. Il faudrait qu'elle soit plus prudente, à l'avenir. Elle fut incapable de lui répondre. Elle n'avait guère le loisir de s'en soucier souvent, généralement sa simple apparence, - que ce soit vêtue de son manteau ou lorsque l'on voyait ses nombreuses cicatrices - associée à l'épée qu'elle portait suffisait à dissuader les gens de lui parler. Pourtant elle avait un bon fond, et ne levait son épée que sur ceux qui agressaient les villageois, ou pour se défendre. Elle en jouait simplement pour pouvoir être tranquille et ne pas avoir à subir des questions dérangeantes. Mais là l'homme n'était nullement intimidé. Il ne faisait donc pas partie des personnes qu'elle avait l'habitude de voir. Et s'il n'avait pas peur, c'est soit qu'il était inconscient, soit qu'il savait ce qu'il valait. Il lui faudrait donc s'en méfier. Il était arrivé avant elle, peut-être l'avait elle dérangé ? Elle n'était pas chez elle, ici. Elle se releva, et s'inclina en guise de réponse. Elle ne pouvait guère faire d'avantage, et la rivière les séparait. Puis elle vit le livre.

Un livre ! Ses yeux s'illuminèrent. Était il friand des histoires qu'il contenait ? Écrivait-il lui même ses histoires ? Ou bien Était-ce un livre tout à fait anodin ? Sa mère lui avait donné la passion des livres, des contes et légendes qu'il racontaient, et elle n'avait jamais perdu ce goût de la lecture. Même si le seul livre qu'elle lisait depuis des années était toujours le même et qu'elle le connaissait par cœur. Celui qui contenait les histoires que sa mère lui lisait étant petite. Il était abîmé par le temps mais pour rien au monde elle ne s'en serait séparée. D'ailleurs, elle le portait en permanence sur elle. Elle fixait le livre et tenta de lire la couverture d'où elle était. Mais elle était loin. Et elle ne pouvait pas se rapprocher sans paraître louche, voire agressive. Elle attendit donc une réaction de son interlocuteur.

[HJ: C'est très bien, merci d'avoir répondu!]

Inconscient, voilà ce qu’il était. Reyan était complètement inconscient, et il venait seulement de s’en apercevoir. Puisque l’individu armé ne l’avait pas remarqué, il eut été beaucoup plus judicieux de garder silence, quitte à s’enfuir discrètement si le danger s’avérait réel. Peut-être qu’au fond le jeune prêtre était plus sûr de lui et de ses capacités qu’il ne le croyait ? Sujet à débattre, mais avec lui-même, et plus tard. Pour l’heure, pendant les quelques secondes qui suivirent ses salutations et qui lui parurent une éternité, Reyan demeurait silencieux, la main quelque peu crispée sur son parchemin de foudre étant le seul indice de ses craintes. Mais la réaction de son interlocuteur ne fut pas du tout celle qu’il attendait : la silhouette encapuchonnée s’inclina respectueusement, comme en réponse au salut du jeune prêtre. Quelque peu désarçonné, Reyan en vint même à oublier l’épée qui pendait tout près de la main de son propriétaire. Un léger mouvement de la capuche trahit un regard d’une couleur que le Cydien ne parvint pas à identifier, l’éclair ayant été trop bref. Mais ce fut assez au moins pour qu’il puisse déterminer la direction dans laquelle regardait le mystérieux individu. Qu’est-ce qu’il pouvait bien fixer ainsi ? Reyan commençait à reculer lentement lorsque son pied buta par mégarde contre son livre parcheminé. Le fils d’Amazone se retourna, aperçut ce qui avait entravé sa retraite et le prit entre ses mains. Du coin de l’œil, il crut apercevoir que la capuche avait eu un imperceptible mouvement en suivant son lourd volume.

Le prêtre écrivain fut assez surpris. Comment s’appelait déjà ce Nua qui avait introduit en lui le goût de l’aventure et qui avait reconnu n’avoir que peu d’attrait pour la nourriture intellectuelle ? Reyan avait peut-être été trop prompt à conclure sur une dichotomie entre la plume et l’épée. S’il avait bien vu, l’étranger qui semblait porter un certain intérêt, voire un intérêt certain, pour cet objet littéraire que représentait son livre. Quelle attitude adopter ? Les quelques craintes qu’éprouvait le jeune prêtre laissèrent place à de la curiosité. Dans l’idée de vérifier s’il avait bien raison, il leva plus haut son ouvrage afin de voir si la capuche suivait le mouvement. C’était impossible à dire en réalité, la cape couvrant entièrement le visage de l’inconnu. Reyan prit une décision un peu folle, voire totalement inconsciente compte-tenu du supposé danger que signifiait cette lame battant sur la cuisse de l’être qui lui faisait face, de l’autre côté du ruisseau qui laissait tout de même une respectable distance entre eux. Posant de nouveau son livre dans l’herbe, il entreprit d’ôter ses chaussures pour se retrouver pieds nus. Il s’empara alors de nouveau de son recueil de poèmes, et s’avança vers la silhouette, droit dans l’eau. Le jeune prêtre ferma les yeux, et en appela aux pouvoirs qu’Abyss lui avait conférés. Lorsqu’il se trouva à un pas du ruisseau, il ne s’arrêta pas, et continua d’avancer. La magie opéra : Reyan marchait sur l’eau courante, comme s’il s’agissait d’un chemin tout ce qu’il y avait de plus ordinaire. Il garda les yeux fermés tout en continuant d’avancer sur l’eau, et ne les ouvrit que lorsqu’il eut traversé la moitié de la distance qui le séparait de l'étranger. Plus proche, mais fort de sa capacité à se tenir debout sur un plan d’eau qui éviterait qu'il subisse une attaque surprise, le fils d’Amazone montra de nouveau ce qui constituait l’ensemble des poèmes qu’il avait pu écrire, magiques ou non, à l'être mystérieux. La couverture ne portait pas de titres, mais cela pousserait certainement la silhouette encapuchonnée à réagir d’une façon ou d’une autre, si elle était réellement intéressé par la littérature.

Il buta dans le précieux livre. Puis il le leva au dessus de lui. Le regard d'Ilmarë regard ne quitta pas le précieux objet. Même aussi haut elle ne parvint pas à lire le titre. Il reposa le livre, ôta ses chaussures, reprit le livre et... Il marchait sur l'eau !

* Oh non ! Un magicien !*

Elle recula d'un pas, malgré elle, puis s’efforça de se contenir. Elle avait dû se battre une fois contre un magicien. Il accompagnait deux bandits qu'elle avait l'habitude de combattre, elle s'était faite surprendre par la magie. Il avait largement eu le dessus sur elle. Comment une épée peut-être battre ce qui n'existe pas ? Tout ce qui défie les lois de la nature ? Elle avait dû user de toute sa ruse et toute son énergie ce jour là pour le vaincre. Mais elle avait bien failli y passer et ses onguents ne soignaient que les cicatrices du corps faites par les lames affûtées. Elle aimait la magie oui, mais seulement dans les livres ! Elle chassa ce souvenir et se ré-concentra sur celui qui venait vers elle. Il n'avait visiblement aucunement peur d'elle. Ce qui ne dissipa pas son malaise. Mais au moins il n'avait pas vu qu'elle avait reculé : il fermait les yeux. Il s'arrêta à mi chemin et lui remontra le livre : il ne contenait pas de titre. Elle fut un peu déçue. Était-ce un simple livre vide ? Un livre de comptes ? Il avait vu son intérêt pour le livre, il s'était même rapproché pour le lui montrer. Était-ce une ruse ? Ou voulait-il simplement ainsi prendre contact ? Une idée folle lui traversa l'esprit.

* Non, fais pas ça !*

Mais elle ne s'écouta pas. Elle ouvrit la sacoche présente à l'opposé de son épée, et en sorti également un livre. Ilmarë le prit avec une grande délicatesse, comme si elle tenait un trésor qu'elle avait peur d'abîmer. Dès qu'elle vit sa couverture, un sourire se dessina sur son visage. Elle l'observa quelques secondes, hésita, puis finalement le montra à l'inconnu de la même façon qu'il lui montrait le sien. La couverture était inscrite en elfique, comme tout le reste à l'intérieur. Il était indiqué que c'était un recueil de contes et légendes. Elle le tint fermement, de peur qu'il ne tombe dans l'eau ou que l'inconnu ne lui prenne avec un tour de passe passe dont seuls les magiciens avaient le secret.

* Tu m'as montré le tien, à mon tour de te montrer le mien.*

Elle regarda l'inconnu. Était-ce... un elfe ? Son interlocuteur pouvait voir sa peau sombre, autant sur son visage que sur ses mains qui tenaient le livre, et ses yeux noirs. Qui le regardaient.

Le cœur de Reyan battait à tout rompre : pas seulement parce qu’il désobéissait de plus en plus aux règles élémentaires de prudence vis-à-vis des étrangers armés, mais aussi parce qu’il se demandait comment allait réagir l’inconnu. Ne venait-il pas de commettre sa dernière erreur, en se mettant ainsi à la portée du tranchant d’une épée ? Pourtant, le prêtre n’avait plus peur. Si l’étranger était attiré par la littérature, ce point commun entre les deux êtres devrait suffire à les réunir, ou en tout cas à les forcer au respect mutuel. S’il avait aperçu le mouvement de retrait, Reyan aurait même été totalement à l’aise, certain de l’absence de danger. Son pouls s’accéléra encore un peu lorsqu’il vit une main de l’étranger s’approcher de sa ceinture…

Mais elle n’alla pas empoigner l’épée, au contraire : à l’opposé de celle-ci se trouvait une petite sacoche cachée par le manteau que le Cydien n’avait pas remarquée. L’inconnu fit quelques mouvements qu’il ne parvint pas à voir, avant de soulever à son tour un livre devant lui…ou plutôt devant elle ! En levant ainsi les bras devant elle, la silhouette encapuchonnée avait dégagé une partie du visage de celle qui s’avérait être non pas un étranger, mais une étrangère. Cette première surprise passée, Reyan dut en supporter une deuxième : la couleur de peau inhabituellement noire de celle qu’il supposa être une elfe noire. Jamais le prêtre n’avait eu réellement affaire à ce peuple, et malgré son rejet des préjugés, il ne pouvait ignorer tous les sombres récits impliquant cette branche très particulière des elfes. Ayant vécu à Silmarie pendant quelques années, le jeune Cydien, s’il n’avait pas appris le langage elfique, avait au moins appris à en reconnaître l’alphabet, et il pourrait mettre sa main à couper que le titre de l’ouvrage qui lui était présenté était rédigé en cette si belle langue. De quoi pouvait-il bien s’agir ? Soudain, Reyan sentit quelque chose cogner contre son pied droit. Il baissa ses yeux marron, et aperçut juste à temps un gros poisson qui poursuivit sa route dans le cours d’eau. Cours d’eau… Le prêtre en avait presque oublié qu’il ne devait sa position qu’à ses pouvoirs magiques ! Craignant que sa déconcentration n’annule le sortilège, il atteignit la rive en quelques pas, se retrouvant les pieds nus et mouillés sur l’herbe verte. Son recueil de poèmes ne souffrait d’aucun dommage, ouf ! Cependant, en se redressant, Reyan s’aperçut qu’il se trouvait exactement face à l’elfe noire. Il eut un mouvement de recul, surpris qu’il était par cette proximité à laquelle il ne s’était pas préparé, mais se rappela qu’entre son épée et son livre, la présumée guerrière avait fait son choix. Et ce choix, plus pacifique que si elle avait empoigné son arme, prouvait que ses intentions n’étaient pas mauvaises. Après tout, si elle avait réellement souhaité causer du tort à l’innocent fils d’Amazone, elle l’aurait fait depuis longtemps. Reyan avait encore oublié de s’équiper de sa dague, et il n’aurait pas fait long feu si l’étrangère l’avait désigné comme adversaire, ou pire : comme proie.

Ne sachant pas trop comment réagir, ému par cet instant qu’il sentait vibrant d’énergie positive, le Cydien ne put s’empêcher de se rappeler d’un moment similaire qu’il avait vécu avec ce fleuriste qu’il n’était jamais parvenu à revoir. Là aussi, sans qu’aucun des deux ne prononce un mot, il y avait eu un contact qui avait à jamais marqué le cœur de Reyan. Serait-ce une expérience identique ? Supposant que l’elfe voulait lui montrer ce qu’était le livre qu’elle gardait, le jeune homme dut avouer son incompréhension.

« Je ne comprends pas l’elfique. » dit-il d’un ton désolé.

Il supposa que l’elfe noire, comme la quasi-totalité des elfes, parlait le Cydien, et il espérait que ce soit le cas. Autrement, peut-être serait-il temps d’employer le pouvoir des mots pour altérer sa compréhension ? Reyan n’osa pas ajouter quoique ce soit. Peut-être pouvait-il lui-même montrer l’utilité de son recueil ? Il ouvrit son lourd volume, glissa entre deux pages son poème sur la foudre qu’il n’avait pas quitté, et en chercha un autre aux vertus plus pacifiques. Tiens, l’eau serait tout à fait appropriée. Le fils d’Amazone recula de deux pas et se tourna vers le ruisseau. Doucement, il ôta le parchemin de la reliure de cuir, sans deviner que cela causerait peut-être un effet négatif sur l’elfe bibliophile. Puis il referma le livre qu’il posa à ses pieds, et tint le parchemin droit devant lui, tandis que d’une voix teintée d’un léger écho, il récita l’incantation.

« Par la force du Dieu des océans
J’en appelle à la hargne du torrent »

Le parchemin s’illumina d’une lumière bleutée, et un puissant jet d’eau en jaillit, s’élevant dans les airs sous le soleil d’été qui, en filtrant à travers les gouttelettes, laissa deviner les contours flous d’un arc-en-ciel. Reyan tenta de maintenir quelques gouttes en l’air en appelant à lui les pouvoirs d’Abyss, mais il y avait une trop grande quantité d’eau pour qu’il puisse utiliser sa magie, aussi abandonna-t-il avant même d’avoir essayé. Après une courte seconde qui parut durer une éternité, les sept couleurs disparurent, et toute l’eau retomba dans le ruisseau. Le parchemin, lui, avait disparu sitôt le sortilège lancé. Reyan se tourna ensuite vers l’elfe noire, s’avança pour se rapprocher d’elle, et lui montra à nouveau son recueil. Pour une raison que lui-même ne pouvait s’expliquer, il sentait qu’il valait mieux pour lui qu’il laisse celle qui portait une épée parler en premier, aussi demeura-t-il silencieux.

Lorsqu'elle lui présenta son propre livre, le jeune homme vint sur la rive. Juste en face d’elle. Quand il se releva vers elle il eut un mouvement de recul. Ce mouvement la rassura quelque peu. Avait-il peur d'elle ? Ou bien était il comme elle et évitait-il de se trouver trop proche des gens ? Il regarda le livre. Venait-il le lire ?

- « Je ne comprends pas l'elfique. »

Il en avait l'air attristé. Pourtant, même s'il ne le comprenait pas, il avait reconnu l'alphabet. Elle baissa son livre qu'elle tenait élevé depuis un certain temps maintenant. Elle hésita, devait-elle le ranger ? Il ouvrit le sien. Elle observa, intriguée. Il rangea une feuille et en sorti une autre, puis se dirigea vers l'eau et... commença à incanter !

* Stupide Ilmarë *

Son cœur se mit à battre fortement dans sa poitrine, comme s'il cherchait à s'en échapper. De la magie ! Il commençait à l'attaquer. Il s'était rapproché d'elle, ils étaient tout prêt et il pouvait sans aucun mal lui balancer un sort. Elle avait baissé sa garde lorsqu'il avait reculé, tout était préparé. Stupide, elle était vraiment stupide ! Elle dû prendre une décision en vitesse, elle ne pouvait pas prendre son épée car elle tenait son livre qu'elle n'avait pas rangé. Elle ne pouvait pas se protéger de ses bras sans mettre son précieux bien en danger. Courir ? Elle n'irait pas bien loin. Elle serra son livre contre elle et se retourna. Elle devait au moins limiter les dégâts, et le livre était plus précieux que sa propre vie. Et elle attendit. Elle entendit un bruit d'eau, mais ne sentit rien, rien ne venait vers elle. Elle tourna la tête doucement pour voir ce qu'il se passait. Elle vit des couleurs. Comme un arc en ciel. Et l'eau qui retomba dans le ruisseau. C'était magnifique. Il ne cherchait donc pas à l'attaquer? Mais quelqu'un qui pouvait faire s'élever l'eau du ruisseau comme ça, c'était dangereux. Il s’avança vers elle et lui présenta le livre. Tandis qu'il venait, elle se remit face à lui, serrant toujours son livre contre elle. Elle attendit que sa peur s'estompe, que son cœur reprenne un rythme régulier. Il ne lui avait pas fait de mal. Il avait pu, mais il ne l'avait pas fait. Voulait-il lui montrer de quoi il était capable ? En tous cas elle s'était vraiment montrée inconsciente. Elle regarda plus attentivement le livre qu'il lui présentait. Était-ce possible que ce soit un livre magique ? Elle n'avait jamais entendu parler d'une telle chose. A qui avait-elle à faire ? Elle ne savait même pas son nom. Tant de questions et aucun moyen de les formuler. Il était là, en face, et attendait qu'elle agisse. Elle regarda la rivière et revit la scène passée il y a quelques instants. Tant de couleurs ! Il lui avait montré qu'il était pacifique envers elle. Même si elle avait bien cru le contraire durant les premières secondes d'incantation. Elle ne pouvait pas se présenter, elle ne pouvait pas lui poser de questions. Mais elle désirait en apprendre d'avantage sur ce jeune homme mystérieux, rester encore quelques instants avec lui. Elle reprit son recueil à une main, et avec l'autre elle montra du doigt le jeune homme, puis le livre, puis l'eau.

* Qui a fait ça ? C'est le livre ? Ou c'est toi ?*

Comprendrait il ce qu'elle lui demandait ? Voici une des deux raisons pour laquelle Ilmarë restait seule. Elle ne parvenait pas à communiquer. La seconde ? S'attacher à quelqu'un, c'était souffrir. Et elle jugeait avoir assez souffert comme ça durant sa vie. Alors, pourquoi restait-elle ici, à essayer de communiquer avec un inconnu, au risque de s'y lier ? Elle n'avait pas la réponse à cette question.

Tout concentré qu’il était dans le lancement de son sort, Reyan n’avait rien remarqué des craintes de l’elfe noire quant à son incantation. Il n’avait pas plus assisté à son émerveillement, et n’avait absolument aucune idée du chaos que son simple poème avait fait naître dans la tête de l’étrangère. S’il l’avait su, peut-être le jeune prêtre aurait-il été un peu plus rassuré. Il fallait bien le dire : même s’il se sentait beaucoup plus tranquille depuis qu’il s’était aperçu que la dame à l’épée était également amatrice de livres, elle restait une parfaite inconnue qui pouvait ne faire qu’une bouchée de lui si l’envie barbare lui venait. Implorant la protection d’Abyss en une silencieuse prière, Reyan concentra toute son attention sur l’elfe. Mais il s’aperçut alors que sa prudence mêlée de galanterie qui l’avait poussé à laisser parler la jeune femme en premier était tout à fait inutile. Des gestes précipités en lieu et place d’une phrase en quelque langue que ce soit : elle était probablement muette. Reyan ne put s’empêcher de penser que ce simple fait le mettait un peu plus en danger : comment pouvait-il manipuler le langage de quelqu’un qui n’en produisait pas ? A moins qu’il ne manipule sa langue écrite… Une idée lui vint alors. Mais avant tout, il lui fallait interpréter les gestes de l’elfe noire, qui montrait tour à tour lui-même, son recueil et le ruisseau. Bien sûr, elle devait se demander la relation entre les trois éléments, et le Cydien allait se faire un plaisir de lui expliquer. Un sourire bienveillant prenant peu à peu place sur son visage, il s’adressa à l’elfe dans la seule langue qu’il connaissait, la langue cydienne :

« Eh bien – tu comprends ce que je dis, n’est-ce pas ? – il s’agit d’une forme particulière de magie, j’imagine. Je l’appelle le pouvoir des mots. Si je fais le sacrifice d’un poème que j’écris, je peux invoquer l’élément dont il est question. En l’occurrence, il s’agissait de l’eau, comme tu as pu le… »

Mais en parlant, Reyan s’aperçut qu’il venait de tutoyer une étrangère, ce qu’elle pouvait en toute légitimité mal prendre, une telle proximité langagière étant parfois interprétée comme un manque de respect. Tentant de ne rien montrer de son trouble, le prêtre choisit de mettre à exécution l’idée qu’il avait eue pour communiquer avec l’elfe muette. Laissant son recueil de poèmes posé sur le sol, il traversa à nouveau le ruisseau et alla chercher l’ensemble de ses affaires qu’il avait laissées de l’autre côté. Parmi celles-ci : un encrier et une plume. Cela permettrait à l’elfe de communiquer autrement que par gestes. Et, pensée certes un peu plus perverse, cela laisserait à Reyan la possibilité de manipuler son langage si le besoin s’en ressentait. Tentant de ne pas trop mouiller son sac lorsqu’il marcha sur l’eau pour la troisième fois, Reyan atteignit finalement l’autre côté. Ce geste prouvait bien qu’il avait abandonné toute prudence, se laissant aller à la confiance que lui inspirait la jeune elfe.

« Tenez, lui dit-il en lui tendant sa plume puis en s’asseyant à même l’herbe, vous pourrez ainsi m’écrire ce que vous avez à dire. »

Il plaça son encrier entre lui et la guerrière, puis feuilleta les pages pour en trouver une vierge. Ce faisant, il finit de commenter le contenu de son ouvrage.

« Evidemment, la magie des mots a ses limites, je ne peux pas invoquer n’importe quoi mais seulement certains éléments naturels. De toute façon, quel besoin de parler de magie : vous êtes-vous déjà aperçue à quel point les mots pouvaient avoir un réel pouvoir sur la réalité ? »

Tout excité qu’il était par sa propre folie, celle qui le faisait s’adresser à une elfe noire armée qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam (mais qui étaient-ils déjà ?), Reyan ne réfléchissait plus trop à ce qu’il disait, et c’est seulement après avoir terminé sa phrase qu’il s’aperçut de sa méprise.

« Je… dit-il en rosissant légèrement, ce qui était beaucoup dire pour l’imperturbable Cydien, je m’excuse, je… Je n’ai pas réfléchi… »

C’est seulement à ce moment-là que le prêtre prit tout à fait conscience de la gravité du handicap dont souffrait la guerrière elfe. Lui avait toujours était émerveillé par cette capacité qu’avait le langage, au-delà de toute magie, d’influer directement sur la réalité comme n’importe quelle action courante. Un Elémentaire manipulant l’eau pouvait évidemment utiliser ses pouvoirs pour amener à lui une quantité d’eau illimitée ou un simple verre sans bouger de sa chaise, mais fallait-il pour autant négliger le fait qu’en choisissant les bons mots et la bonne personne à qui les adresser, on pouvait obtenir les mêmes résultats sans faire usage d’un moyen surnaturel ? Cette sensation qu’avait toujours eue Reyan d’un pouvoir supérieur exercé par le langage s’était finalement concrétisée en sa maîtrise de la poésie magique. Mais muette, l’elfe noire n’avait pas accès à cette capacité, et restait immanquablement enfermée dans un univers où seuls ses actes lui permettaient de réaliser ses désirs. Quelle cruauté, se dit le jeune prêtre…

« Je m’appelle Reyan » finit-il par dire.

Et il montra du doigt la page vierge qu’il avait finalement trouvé dans son livre parcheminé, invitant de ce fait la guerrière à la noircir de quelques lignes.

Son interlocuteur lui sourit, il eut l'air de comprendre ce qu'elle tentait de lui demander. Il commença à lui expliquer son pouvoir. Elle hocha la tête pour acquiescer, en réponse à sa propre question. Lier l'écriture à la parole ? C'était vraiment étrange. Mais loin d'être stupide. Ainsi en se promenant avec un simple livre il n'attisait pas la méfiance et pourtant ce livre était une arme redoutable, dont lui seul en avait le secret. Il passait pour un simple écrivain alors qu'il était en fait un dangereux magicien. Avoir l'air d'être sans défenses était une ruse comme une autre pour éviter certains conflits. Avoir l'air, seulement. Alors qu'elle se cachait derrière un long manteau, lui pouvait se montrer librement au grand jour sans s'en inquiéter le moins du monde. Cela nécessitait un peu de préparation, mais avoir toujours un poème sous la main équivalait à avoir une épée. Tandis qu'elle songeait à l'ingéniosité du stratagème en l'écoutant, il s'arrêta brusquement. Il posa son livre sur le sol et s'en alla de l'autre côté du ruisseau. Le dangereux livre était là, à côté d'elle, et loin de son utilisateur. Elle aurait pu en un seul coup d'épée couper en deux l'unique arme du jeune homme sans qu'il le voie, il lui avait tourné le dos ! Il ne la connaissait pas, et pourtant il lui faisait confiance. Pourquoi ? Il revint vers elle avec toutes ses affaires et... s'asseya au sol. Il lui tendait même une plume et lui donnait le droit d'écrire dans son livre magique ! Sur son arme ! Sous le choc, elle ne sut quoi faire.

- « Evidemment, la magie des mots a ses limites, je ne peux pas invoquer n’importe quoi mais seulement certains éléments naturels. De toute façon, quel besoin de parler de magie : vous êtes-vous déjà aperçue à quel point les mots pouvaient avoir un réel pouvoir sur la réalité ? »

Oui, les mots étaient fantastiques. Ils pouvaient conter de merveilleuses histoires, ou bien faire les paroles de chansons qui enchantaient les oreilles. Il pouvaient aussi blesser, ou guérir. Ils étaient aussi l'arme préférée des politiciens.

- « Je… dit-il en rosissant légèrement, ce qui était beaucoup dire pour l’imperturbable Cydien, je m’excuse, je… Je n’ai pas réfléchi… »

Elle le regarda plus précisément. Il balbutiait, il s’excusait ? Ha oui, il s'était sûrement souvenu qu'elle n'avait pas le pouvoir de la parole. Qu'elle ne l'avait plus. Est-ce qu'il... rougissait ? Cela l'embarrassa plus qu'autre chose. Personne n'avait jamais rougi devant elle, on la considérait simplement comme une mercenaire, une guerrière, pas comme quelqu'un comme... comme... Elle ne savait même pas ! Pas comme quelqu'un devant qui l'on pouvait rougir. Il la sorti de son embarras :

- « Je m’appelle Reyan »

Enchantée, Reyan. Il lui montra la page vierge du livre, et il tendait toujours vers elle sa plume. C'était un grand honneur. Qu'un magicien aussi puissant que lui, qui forçait les éléments à faire ce qu'il voulait avec de simples mots, lui accorde un peu d'importance et lui permette même d'écrire dans son livre qui lui servait à se battre, c'était simplement inimaginable. Et pourtant, c'était bien ce qu'il se passait actuellement ! A cet instant là, elle eut une totale confiance en ce jeune homme car il en avait fait de même et mit ses à priori de côté. Elle s'agenouilla à côté de lui, puis baissa enfin sa capuche. Elle aurait dû le faire depuis longtemps, déjà. S'il lui restait un soupçon d'appréhension, cela devrait être balayé : elle lui montrait qui elle était, elle lui montrait son visage. Elle n'avait plus aucune raison de se cacher. Elle avança sa main tremblante vers la plume : elle avait peur. Oui, peur d'échouer. Elle avait su écrire il y a longtemps. Mais elle n'avait jamais pratiqué depuis.

Sa défunte mère lui avait apprit à lire et à écrire. En elfique et en Cydien, principalement, mais pas seulement. Cela faisait très longtemps, et elle avait perdu sa mère à 5 ans. A sa disparition, elle avait partagé ses journées en deux. Le matin, elle le gardait pour les cours. Soit pour l'épée quand le templier venait, soit elle allait lire à la bibliothèque quand il était absent, approfondir ses connaissances. Le midi, comme le soir, elle rentrait chez elle en mangeait en silence avec son père. L'après midi, elle passait le plus clair de son temps au cimetière, avec sa mère. Avant de rencontrer son mari. Avec qui elle passera tous ses après midis, puis ses journées entières. Il lui avait fait reprendre goût à la vie. Et tout avait éclaté à nouveau. Alors elle avait vagabondé seule, écoutant et apprenant par elle même. Actuellement, elle savait lire et comprendre parfaitement l'Elfique et le Cydien, elle comprenait également certaines autres langues et savait déchiffrer quelques phrases. Mais pour ce qui était d'écrire... Elle ne savait pas où elle en était. Si elle avait eu une vie différente, elle aurait pu être une grande érudit, elle apprenait vite. Il lui fallait visualiser les mots qu'elle voulait, et les reproduire sur le papier.

Elle prit la plume que lui tendait Reyan, le fixa quelques secondes pour être sûr que c'était bien ce qu'il voulait, puis la trempa dans l'encre et l'approcha du papier. Il lui fallait commencer par quelque chose de simple, pour se souvenir. Elle écrivit son propre prénom:

« Ilmarë ».

De sa main libre, elle pointa le mot, puis elle-même. Les présentations étant faites, elle ne savait pas vraiment quoi mettre. Qu'elle était une elfe ? Il l'avait vu. Que dit-on lorsque l'on se présente à quelqu'un? Elle n'avait pas de métier, et sa vie passée ne regardait actuellement pas le jeune homme. Elle trouva finalement, et s’appliqua à écrire. Ses lettres étaient d'une écriture d'enfant et elle mettait plus de temps que la normale pour coucher ses mots sur papier, mais elle écrivit finalement plus d'une phrase entière.

« Merci de votre confiance. Désolée pour écriture, cela fait longtemps. Si vous avez des questions, vous pouvez. »

Puis elle regarda tour à tour l'homme et ses phrases, assez fière d'elle même.

A des années lumières de s’imaginer tout ce qui traversait l’esprit de la guerrière elfe, Reyan interpréta néanmoins la révélation du visage de celle-ci comme une marque supplémentaire de confiance. S’il avait encore eu des doutes quant à l’ethnie de l’étrangère, la peau sombre qu’elle mit au jour les aurait balayés : elle était une elfe noire. Le Cydien l’aurait presque oublié, et il ne le fallait pas. La pensée commune les considérait comme dangereux, comme les tigres et les serpents. Mais d’un autre côté, pourquoi n’aurait-elle pas cherché à l’attaquer si elle avait réellement une hostilité naturelle inscrite dans ses gènes ? Et que dire de cette évidente passion pour les livres et leur contenu ? Reyan choisit, comme il tentait toujours de le faire, de ne formuler aucun préjugé. Mais c’était difficile : malgré une infinie ouverture d’esprit, auriez-vous tenté de caresser la tête d’un tigre ou de partager votre repas avec un serpent ? Lorsque la jeune femme prit la plume, le prêtre la gratifia d’un sourire encourageant.

Illmarë, écrivit-elle d’une main hésitante qui n’échappa pas à Reyan. Il ne fit cependant aucun commentaire, tout habitué qu’il était à assister à ce genre de comportement dans son travail annexe d’écrivain public. Certains fidèles, trop fiers pour reconnaître leur incapacité à calligraphier quoique ce soit, se mettaient en tête d’essayer de prouver au jeune prêtre qu’ils n’avaient pas besoin de ses services, avant de craquer et de supplier à genou le serviteur d’Abyss de mettre ses talents en œuvre. Outre sa connaissance de l’écriture, il fallait reconnaître que les lettres naissant sous la plume de Reyan avaient une beauté singulière, entre les lignes et les courbes. Alors que ses mots étaient déjà si inspirés, qui aurait pu penser qu’en plus ils étaient aptes à convoquer les forces magiques ?

« C’est un très joli nom. »

Même sans les gestes d’explication de l’elfe noire, Reyan aurait compris, tant il retrouvait en ce nom les doux accents de la langue elfique. Elle ajouta à son prénom un remerciement, des excuses et une invitation à l’interrogatoire. La situation était pour le moins singulière ! Il était difficile d’être indiscret envers une personne que vous connaissiez à peine, alors que dire au sujet d’un parfait inconnu… Les yeux noirs d’Illmarë semblaient demander une réponse, ou plutôt une question. Reyan réfléchit…

« Eh bien… Pourquoi une guerrière telle que vous semble autant s’intéresser aux livres ? Ce n’est pas ce qu’il y a de plus habituel, je dois dire. »

Autant commencer par la raison qui poussait le jeune prêtre à faire confiance à une étrangère. Comment aurait-il pu poser des questions sur l’histoire de son interlocuteur ou même sur les raisons de sa présence sans paraître doté d’une malsaine curiosité ? Reyan se demanda si son initiative, plus que folle ou dangereuse, n’était pas simplement vaine. Mais il ne tenait qu’à Illmarë de répondre à ces interrogations.

Elle sourit à son compliment: c'est sa mère qui avait choisi son prénom. Cela signifiait "la lune", car Ilmarë était née par une nuit claire de pleine lune. A sa question, elle planta ses yeux noirs dans les yeux marrons du jeune homme. La question n'était pas stupide. Cela ne la dérangeait pas de lui répondre. Pouvoir communiquer, pouvoir répondre d'elle même, depuis combien de temps ne l'avait-elle pas fait? Elle commença à écrire: "Mère était". Elle s'arrêta. Comment écrit-on saltimbanque? Mot un peu trop compliqué pour elle. Elle réfléchit alors à ce qu'elle pouvait mettre d'autre. Et se remit à écrire: "conteuse, chanteuse." Elle bougea un peu pour sortir son livre de contes. Elle l'ouvrit à la seconde page, et la montra au jeune homme. Il y était inscrit en elfique:

"A Ilmarë, ma fille chérie. Ta maman qui t'aime."

Même s'il ne pouvait pas lire l'elfique, il pouvait au moins voir que la personne qui avait écrit ces phrases avait une très belle écriture. Vu le plaisir que prenait sa fille à entendre et lire le livre, elle le lui avait finalement offert. Sa mère était saltimbanque, en effet: mais elle restait en Silmarie. Et puis quand elle eut accouché, elle avait gardé ses talents simplement pour sa famille. Elle avait une voix superbe, cristalline. Si elle ne lisait pas les contes, elle s'amusait à les chanter, où à prendre des intonations différentes selon le personnage à qui elle donnait vie. Elles prenaient plaisir à chanter à deux voix sur les chansons que la petite connaissait par coeur: elle lisait beaucoup moins vite que sa mère. Ilmarë aurait certainement pu suivre le chemin de sa mère. Si elle fermait les yeux elle pouvait de nouveau entendre sa voix, voir ses longs cheveux flotter au vent, et sentir sa main caresser ses propres cheveux. Par contre, le visage était flou, elle ne s'en souvenait pas très bien. Elle posa son propre livre, ouvert, au sol. Elle coucha de nouveau la plume sur le papier: "Epée, plus tard." Pouvait-elle également lui poser une question? Il ne lui avait pas proposé. Elle n'entra pas dans les détails, il ne lui avait pas demandé une biographie non plus. Et puis elle avait du mal à écrire. Mais ce n'était pas désagréable cet échange, c'était bien le premier à avoir eu cette idée. Comme si à cause du fait qu'elle savait manier l'épée c'était évident qu'elle ne saurait pas écrire. Stupides êtres! Si ils savaient qu'elle comprenait tout, ils retiendraient certainement leurs langues, parfois. Elle se tourna vers celui assis à côté d'elle et lui sourit, attendant d'autres questions s'il en avait. Tant qu'elles n'étaient pas trop personnelles, il n'y avait aucun souci. Elle n'avait pas écrit grand chose, avait-elle répondu à la question?

Reyan n’afficha aucun trouble lorsque la jeune femme planta son sombre regard dans le sien. Pourtant, il devait bien reconnaître que l’obscurité de ces yeux le mettaient on ne peut plus mal à l’aise. Puisque les yeux étaient le miroir de l’âme, fallait-il y voir la noirceur de l’âme d’Illmarë ? Pourvu que non, se dit le Cydien. Autrement, il serait toujours temps d’y apporter la lumière.

La réponse de l’elfe noire ne fut pas très claire d’un prime abord. Conteuse, chanteuse : des professions certes artistiques, mais qui ne renvoyaient qu’à la parole, pas à l’écriture si chère au jeune prêtre. L’usage du langage demeurait tout de même un lien assez solide entre ces différentes activités pour que Reyan comprenne. Illmarë sortit de nouveau le livre qu’elle avait brandi quelques instants auparavant, l’ouvrit et en montra une page à son interlocuteur. Celui-ci demeura circonspect : il s’agissait une nouvelle fois de phrases elfiques qu’il était incapable de comprendre. Il lança un regard interrogateur à la guerrière, surpris qu’elle insiste alors qu’il avait déjà révélé sa méconnaissance de la langue des elfes. Il ne resta néanmoins pas insensible à la beauté de la calligraphie : celle qui avait rédigé ces lignes, quoiqu’elles disent, avait certainement une délicatesse et une maîtrise de la plume certaine. Combien d’années Reyan avait-il dû pratiquer pour arriver au résultat d’après lui approximatif qu’il pratiquait aujourd’hui ? Se rappelant que la jeune femme lui avait parlé, ou plutôt lui avait écrit quelques mots parlant de sa mère, le Cydien futé ne put s’empêcher de faire le rapprochement entre la conteuse et le livre. Sans doute le second était-il un cadeau de la première. Pour peu qu’Illmarë ait une très forte affection pour sa mère, cela suffisait à justifier son amour du fameux livre elfique. Quant à la fascination qu’elle semblait avoir pour tout objet similaire, comme le recueil de Reyan, sans doute était-elle venue d’un intérêt postérieur. Attentif qu’il était à l’emploi des mots, le jeune homme remarqua également que la guerrière avait employé l’imparfait : cela voulait dire sans aucun doute possible que sa mère n’était plus de ce monde. Préférant ne pas faire de commentaires afin de ne pas blesser l’elfe noire, le prêtre se pencha de nouveau sur la page de son livre où Illmarë venait d’ajouter quelques mots. Décidément, ce mode de communication n’était pas des plus pratiques… Le fils d’Amazone crut comprendre que l’arme de la guerrière lui était parvenue après son amour des livres, mais évidemment cela relevait plus de l’hypothèse que de la thèse, tant la brièveté et la maladresse de l’écriture de l’elfe laissait beaucoup de points flous. Reyan haussa un sourcil, et s’il fut rassuré par le sourire que lui adressa Illmarë, il n’en demeurait pas moins très étonné.

« Vous voulez dire que vous avez pris les armes après avoir appris à aimer les livres ? Vous avez préféré l’épée à la plume ? Pourquoi ? Pourquoi un tel choix ? »

S’étant rendu compte qu’il était devenu quelque peu pressant sans trop le vouloir, le Cydien baissa les yeux et se passa une main gênée dans les cheveux, remettant une mèche brune en place derrière son oreille.

« Pardonnez-moi… C’est juste que préférer la violence est très difficile à comprendre pour moi. Je suis prêtre, révéla-t-il en sortant du col de sa chemise son pendentif en forme d’ancre, et mon Dieu prône des idéaux de paix et de tranquillité. Les gens faibles comme moi ont certes besoin de combattants pour les défendre, mais j’ai toujours cru que les guerriers avaient fait ce choix faute d’autre alternative. Or, si je comprends ce que vous dites Illmarë, vous avez pris de vous-même la décision de porter les armes. »

Le regard de Reyan se perdit le long de la lame de l’elfe noire. Peut-être était-il injuste d’accabler ainsi d’interrogations une personne qui était incapable de répondre sur l’instant ? Le Cydien estimait que sa vie insignifiante n’intéressait personne, mais il semblait qu’Illmarë ne souffrait pas d’un tel tabou, puisqu’elle avait invité le jeune homme à l’interroger. Cependant, il fallait bien reconnaître que le combat, surtout depuis le sauvetage de la novice plusieurs années auparavant, était devenu pour Reyan, plus qu’un acte contraire à ses convictions, un sujet de crainte.

« C’est difficile à comprendre pour moi. » répéta-t-il dans un souffle.

La jeune elfe écouta l'homme. Il était visiblement étonné que l'on puisse délaisser l'écriture pour aller se battre. Il expliqua qu'il était prêtre, elle en sut ainsi un peu plus sur lui. La paix et la tranquillité. Elle avait cru les avoir trouvés autrefois, avant que tout ne s'effondre une seconde fois. Elle avait réussi à se reconstruire une fois, mais pas deux. C'était devenu trop dur. Et puis, dans quel but? Difficile à comprendre pour lui. Peut-être n'avait-il pas vécu de choses de ce genre? Ou peut-être était il plus fort qu'elle et pouvait-il surmonter certaines épreuves? Son sourire s’effaça de son visage et elle se perdit dans ses pensées. Elle cherchait comment expliquer à son interlocuteur pourquoi elle avait préféré se battre plutôt que son amour des livres. Avait-elle d'ailleurs choisi? Elle trempa de nouveau la plume dans l'encrier, et, hésitante, commença à écrire.

"Mère perdue même jour que parole. Je pouvais pas être chanteuse comme elle. Très jeune, pas beaucoup apprit écriture. Pas pouvoir reprendre contes non plus."

Elle s'appliquait à écrire et cherchait dans ses souvenirs. C'était la première fois qu'elle allait conter son histoire à quelqu'un, un inconnu. Mais c'était un prêtre! C'était son rôle, non, de secourir les âmes en détresse? Il était ouvert, il lisait patiemment, lui posant des questions en ayant vraiment l'air de s’intéresser à elle. Elle pu enfin dire tout ce qu'elle avait vécu, sans crainte d'être jugée par ses actes.

"Tournée vers autre chose: papa forgeron. Fabriquer jolies armes, très belles. Sauveur templier apprendre manier épée à Ilmarë."

Devait-elle lui dire qu'elle s'était mariée, qu'elle avait eu un fils? Ou rester dans les grandes lignes? Elle lui contait sa vie, pourquoi mentir ou cacher des choses? Il n'allait pas aller le raconter sur tous les toits.

"Templier parti jour du mariage. Papa offert très belle épée, la plus belle de toutes. Fidèle amie. Puis tout perdu, encore. Plus vouloir apprendre autre chose. Plus vouloir encore construire pour perdre. Je protège les autres gens."

Elle n'avait volontairement pas parlé de la plus grande souffrance de sa vie. Elle s'arrêta un instant. Elle venait de s'avouer la raison pour laquelle elle faisait cela. La vraie raison. Elle aidait les gens, elle les protégeait, oui. Mais il y avait autre chose, autre chose qu'elle s'était caché, n'osant se le dire à elle-même. Et tandis qu'elle écrivit le mot, un éclair passa dans son regard.

"Vengeance."

Voilà, c'était dit. Elle s'était ouvert les yeux. Il lui avait ouvert les yeux. Elle croyait aider, protéger, mais en fait tout ça, elle ne le faisait que pour elle et elle seule. Elle posa la plume sur le livre. Comment ne s'en était-elle rendue pas compte plus tôt? Elle passa ses mains sur son visage, comme si elle voulait effacer quelque chose. Pouvait-elle continuer ainsi? Était-ce bien? Était-ce mal? D'ailleurs, où se situait la frontière entre le bien et le mal quand on tuait pour sauver des vies? Elle posa ses mains sur ses genoux et regarda l'homme. Ou plutôt l'objet qu'il avait sorti quelques instants plus tôt. Elle reprit la plume:

"Prêtres êtres bons. Eux connaitre les Dieux. Sauver vraiment les gens. Silmaria pourra pardonner? Vous avez trouvé la paix?"

Elle reposa la plume et ne la reprit pas. Elle avait cherché à apaiser sa colère, mais n'avait pas réussi. Cela faisait plusieurs mois maintenant qu'elle faisait cela et rien n'avait changé. Sa colère n'avait pas été apaisée. Elle dormait peu, faisait des cauchemar presque toutes les nuits, toujours les mêmes. Se tourner vers la religion, est-ce que ça l'aiderait? Se sentirait-elle enfin mieux? Lui, c'était un être bon, bienveillant. Il était patient, généreux. Comment avait-il réussi? Que faire, maintenant?

Malgré les nombreuses questions qui allaient et venaient dans sa tête, Reyan ne put s’empêcher d’être ému par les quelques phrases rédigées par Illmarë. Non seulement l’elfe noire ne pouvait pas parler, mais en plus elle était devenue muette, faute de l’être dès la naissance. La perte d’un parent était en soi assez traumatisante pour avoir une telle conséquence, mais pour l’écrivain amoureux des mots, il était douloureux d’imaginer que l’on puisse perdre le privilège de la parole tout en gardant la frustration de l’avoir eu un jour. Sans doute Illmarë aurait-elle souhaité exercer la même profession que sa mère, mais la vie ne lui avait pas vraiment laissé le choix. Finalement, le jeune prêtre n’était pas très loin de la vérité lorsqu’il pensait que les guerriers avaient choisi leur voie par défaut. Maintenant qu’il y réfléchissait, cette idée pouvait-elle s’appliquer aux Zélotes ? Il se promit de poser la question si d’aventure il venait à en croiser dans le district religieux, pourquoi pas Gabrielle puisqu’ils avaient déjà échangé quelques mots.

Un père forgeron. Ainsi Illmarë avait-elle été très jeune au contact du monde des armes. C’était une nouvelle explication à la présence de cette épée battant au flanc de la jeune femme. Si Reyan ne comprit pas la mention d’un « sauveur » templier, il retint l’information essentielle, qui était que l’art de la guerre fut transmis à l’elfe par quelqu’un d’autre. Les phrases qui suivirent les premières devinrent alors très confuses. Il fut question d’un mariage, mais le prêtre ne comprit pas qui étaient les époux. Si le père forgeron avait fait cadeau d’une lame à sa fille, c’était certainement que cette dernière jouait le rôle de la mariée. Et puisque le fameux templier parti le jour du mariage semblait avoir donné l’impression à Illmarë qu’elle avait tout perdu, c’est qu’il devait certainement être celui qui allait lui jurer fidélité devant l’autel d’on ne sait quel Dieu. Mais pourquoi avoir tout perdu « encore » ? Faisait-elle référence à la perte de sa mère ? Finalement, tout cela avait du sens. Il était normal qu’après avoir vécu des événements si traumatisants, la guerrière elfe ait tant de difficultés à vouloir construire une nouvelle relation quelle qu’elle soit. Sans doute la protection d’autrui était-elle une juste cause qui justifiait l’emploi d’une arme.

La vengeance, en revanche, demeurait une cause beaucoup moins juste. A la mention du mot, Reyan lança à son interlocutrice un regard interrogateur. Vengeance contre qui ? Pourquoi ? Et surtout comment pouvait-elle considérer ceci comme un motif pour manier l’épée à tout va ? Illmarë sembla frappée par ce qu’elle venait d’écrire. Tout ceci était à des années lumières des valeurs promulguées par l’Eglise d’Abyss, et qui constituaient une bonne partie du mode de pensée du jeune prêtre. L’elfe noire sembla regarder la poitrine du fils d’Amazone qui d’un geste mécanique porta sa main vers le point qu’elle paraissait fixer. Il tomba alors sur son pendentif, qu’il avait oublié de rentrer dans sa chemise après l’avoir sortie, comme il en avait l’habitude. La guerrière se pencha alors de nouveau vers le livre parcheminé et griffonna quelques mots supplémentaires. Reyan y jeta un œil, et fut très surpris par ce qu’il lut. Visiblement, plutôt que fière, Illmarë paraissait repentante. Ce n’était pas vraiment l’objectif du fils d’Amazone, qui ne voulait vraiment pas accabler cette elfe qui avait la bonté de ne pas lui trancher la gorge, mais il fut néanmoins satisfait de sentir que ses mots et ses questionnements avaient pu avoir une réelle conséquence sur les pensées visiblement torturées de la guerrière. Ses questions à elle en revanche le mirent curieusement assez mal à l’aise. Répondre n’était pas aussi évident qu’il y paraissait.

« Eh bien… commença-t-il hésitant, laissant son regard se perdre sur un point imaginaire du sol. Je…n’ai pas vraiment la prétention de dire que je sauve des gens. Bien sûr, j’ai fait le choix de vouer ma vie au service des autres, mais… »

Et voilà que le prêtre pacifiste allait faire l’éloge de cela même contre quoi il se battait ! Il était forcé de reconnaître que quelques prières dans un temple avaient des conséquences directes beaucoup moins évidentes que d’empêcher quelques brigands de sévir dans les rues. Même si Reyan était très bien placé pour connaître toute l’étendue du pouvoir du langage, pouvait-on considérer que ses paroles sauvaient ? Il leva un regard tout à fait inexpressif vers Illmarë, tentant ainsi de cacher ses interrogations.

« Je crains de ne pas être habilité à véhiculer la parole de Silmaria. En revanche, Abyss est prêt à accepter toute repentance sincère. Je peux, si vous le souhaitez, vous transmettre Son pardon. »

Car c’était bien là la fonction d’un prêtre, pas vrai ? Même s’il était tout à fait conscient de sa condition de Cydien bien ancré sur la terre d’Azthia, Reyan se plaisait parfois à se dire qu’il était également un vecteur par lequel le Seigneur des Mers transmettait Sa parole et agissait selon Sa volonté, tout en laissant à Son serviteur la liberté nécessaire à tout être vivant. Paix et tranquillité. La question d’Illmarë avait le mérite d’être franche, mais le jeune homme fut incapable de répondre. Serait-ce blasphémer que de considérer qu’il n’avait pas trouvé la paix ? Serait-ce mentir que de dire que c’était le cas ? Pouvait-il encore se poser la question de ce que signifiait « trouver la paix » alors que la réponse était censée se trouver dans le fondement même du dogme d’Abyss ? Afin d’esquiver l’incommodante question, Reyan choisit de partager une pensée qui lui était venue.

« Puisque vous semblez réellement vouloir obtenir la clémence de Silmaria, pourquoi ne pas mettre votre épée à Son service ? Vous l’aurez remarqué, je n’aurais aucune chance contre vous en cas de combat rapproché. C’est pourquoi certaines Eglises engagent des combattants nommés Gardiens, afin de nous protéger, nous autres prêtres. Mais bien entendu, cela signifie abandonner toute motivation personnelle pour le combat », finit-il par dire en appuyant bien sur le mot.

Le temple d’Abyss de Cydonia ne comptait à ce jour que très de prêtres, et d’autant moins de gardiens. Seuls les Archiprêtres étaient protégés par de véritables vétérans au service du Seigneur des Mers depuis de très nombreuses années. Mais c’était tout. Si l’Eglise elfique souffrait du même manque, elle serait certainement ravie d’accueillir en ses rangs une guerrière redoutable comme semblait l’être Illmarë. Cela dit, Reyan oubliait que se mettre au service de Silmaria revenait à servir Son incarnation, la Grande Prêtresse, ce qui était évidemment une différence notable avec la plupart des autres cultes.

Alors qu'il lui répondait, Ilmarë regarda le jeune prêtre, buvant ses paroles. Elle, servir la grande prêtresse? En était-elle vraiment capable? Pouvait-elle seulement y prétendre? C'était une proposition intéressante, il faudrait y réfléchir. Elle ne pouvait plus continuer comme elle le faisait, maintenant qu'elle avait compris que c'était mal. Elle baissa les yeux et regarda ses mains, qu'elle tint paumes ouvertes. Tant de sang versé. Pour quoi? La vengeance? Aucune motivation personnelle. Se battre simplement pour protéger. Une simple coquille vide, un pur guerrier. L'idée lui plaisait de plus en plus. Elle n'avait plus rien à perdre, dédier sa vie à protéger la prêtresse était une cause noble. Elle pourrait ainsi purger ses fautes. Un gardien... Serait-elle à la hauteur? Tant de questions, qu'elle ne se serait même pas posées la veille. Elle regarda à nouveau le jeune prêtre. Il l'avait écoutée, il l'avait poussée à s’exprimer, elle s'était avoué ce qu'elle n'avait jamais osé... En quelques instants il avait tout balayé de ces derniers mois. Et pourtant il n'avait pas bougé, il était toujours assis à côté d'elle. Il était vraiment un magicien. Si tous les prêtres étaient comme lui, cela valait vraiment le coup de se sacrifier pour leur survie. Elle le regarda attentivement, ses yeux marrons, ses cheveux châtains... Elle voulait graver ce visage dans ces souvenirs, le visage de celui qui avait tout chamboulé. En plus d'être plein de qualités il était plutôt séduisant... Elle chassa cette idée de sa tête. Un prêtre, enfin! Comment pouvait-elle le remercier? Elle lui adressa un sourire chaleureux. Elle allait changer, oui. A partir de maintenant.

Il n'avait pas répondu à sa question. Il n'était pas là pour parler de lui, visiblement. Elle lui avait tout raconté, elle s'était livrée, et tout ce qu'elle savait de lui était un nom et un métier. Elle aurait voulu en savoir un peu plus, mais elle ne pouvait pas lui poser de questions. Qu'est-ce que cela lui aurait apporté, de toutes manières? Il lui avait parlé de lui apporter le pardon d'Abyss. Mais sa déesse à elle était Silmaria, les Dieux pouvaient-ils pardonner aux fidèles des autres? Elle prit une nouvelle fois la plume et lui écrivit sa dernière question. Avec ses mots à elle.

A la grande surprise du Cydien, le regard d’Illmarë parut s’illuminer à mesure qu’il énonçait son idée. Il s’abaissa ensuite vers les mains de la guerrière, mais Reyan ne se risqua pas à interpréter ce geste. Sa Sensible de mère aurait probablement pu ressentir ses véritables sentiments, là où lui ne pouvait se contenter que de son intuition, certes exceptionnelle, et d’un peu d’interprétation. Quelles questions pouvaient bien traverser l’esprit muet de la jeune femme ? Si Reyan avait deviné à quel point une simple idée en l’air pouvait troubler à ce point, peut-être l’aurait-il simplement gardée pour lui. Mais lorsque Danaë releva ses yeux noirs vers lui, il comprit qu’il avait bien fait de ne pas céder à ses craintes. S’il était par principe et par dogme contre la violence, le jeune prêtre devait bien reconnaître qu’elle était parfois nécessaire, tout du moins lorsqu’elle était habitée par une juste cause. Quant à définir ce qu’était une juste cause, il supposait que cela dépendait de chacun, ce qui expliquait pourquoi certains estimaient le grand banditisme et l’accumulation d’argent sale comme une juste cause. Servir un Dieu, en revanche, et plus particulièrement une Déesse incarnée, paraissait plus proche de ce qu’on pouvait appeler ainsi. Reyan répondit au sourire de l’elfe noire par un autre sourire, teinté de la douceur qui émanait naturellement de lui lorsqu’il n’avait pas cette expression sévère qui en repoussait plus d’un.

La question qu’Illmarë coucha sur le papier eut le mérite de surprendre le fils d’Amazone, qui pensait qu’elle allait expliciter un peu plus ce qui lui passait par la tête. L’esprit des gens était déjà si difficile à sonder, alors que dire de celui d’une personne incapable de transformer ses idées et sentiments en mots ? Néanmoins, cette question était tout à fait légitime dans la bouche, ou en l’occurrence sous la plume, de quelqu’un qui ne connaissait que peu ou pas le domaine de la foi.

« Encore une fois, je ne peux pas vraiment me prononcer avec certitude pour ce qui est des autres Eglises, précisa Reyan pour bien faire comprendre à son interlocutrice que ses connaissances étaient tout de même limitées. Mais je peux vous affirmer que le Seigneur des Mers n’exclue pas du tout ceux qui ne lui sont pas fidèles de sa miséricorde ou de ses autres bienfaits. L’océan est vaste, et appartient à tous. »

C’était du moins ce que paraissaient enseigner les quelques écrits fondateurs du culte abyssien. Ils étaient peu nombreux, mais assez explicites. De même que chacun pouvait, avec un minimum de respect tout de même, naviguer dans les eaux formant Son royaume, tout être pouvait prétendre à un service d’Abyss. Illmarë posait-elle cette intéressante question parce qu’elle souhaitait obtenir le pardon ?

« Cela veut-il dire que vous cherchez la rédemption, Illmarë ? »

[HJ : Désolé si c'est plus court que d'habitude, j'ai un peu de mal à m'y remettre.]

[HJ: Désolée pour le retard, j'espère qu'il est encore temps de répondre!]

Elle laissa le jeune homme lire les quelques mots, puis l'écouta avec attention. La rédemption? Étais-ce donc cela qu'elle désirait, maintenant? Durant tout ce temps, elle avait cru aider les gens, alors qu'elle n'avait fait qu'assouvir sa propre vengeance. Qui était-elle pour se permettre d'avoir le droit de vie ou de mort sur des personnes, qui qu'elles soient? Pouvait-elle maintenant prétendre à être pardonnée pour ses actes? Le méritait-elle? Tant de questions restaient en suspens, tant de questions qu'elle ne pouvait formuler comme elle le voulait. Elle hocha la tête de haut en bas. Oui, elle désirait se repentir. Mais pour cela il lui faudrait bien plus que la bénédiction d'un prêtre, car peut-être que Son Dieu lui pardonnera, mais elle ne pourra pas se pardonner elle même. Elle Ecrivit de nouveaux sur le livre:

"Oui, je veux me repentir. Mais faire le mal avec épée, faire le bien pour gagner confiance avec épée également. On ne peut pas effacer d'un coup."

Cela lui semblait juste. Comment pouvait on effacer en une seule fois ce qu'elle faisait depuis longtemps déjà? Il lui faudrait se faire pardonner, durant encore au moins la même période, c'est en tous cas ce qu'elle pensait.

"Qui sont les gardiens?"

Cela l'intriguait. Des guerriers au service de leurs Dieux, ils n'avaient pas à réfléchir à leurs actes, ils n'étaient que de simples armes à leurs services. Ils servaient en faisant ce qu'ils savaient le mieux faire, sans faire le mal. Qui pouvait prétendre à en devenir? Fallait-il une formation? Elle se demandait s'il y en avait toujours en Silmarie, et si elle pouvait retourner là bas, dans sa ville natale. Mais elle accaparait le temps d'un prêtre, peut-être avait-il d'autres choses à faire que de parler avec une simple inconnue, perdue qui plus est. Enfin, parler... Ce qui devait être encore moins intéressant pour lui.

"Si vous avez le temps."

Elle ne voulait pas le gêner non plus, il avait déjà été sympathique jusque là, elle ne voulait pas abuser. Même si elle était ravie d'enfin pouvoir s'exprimer avec quelqu'un.

[HJ : Quelle bonne surprise ! Aucun problème, il est toujours temps.]

Reyan se pencha à nouveau sur la page déjà bien noircie par les paroles d’Illmarë. Il fut on ne peut plus surpris et ému par la réponse : oui, la guerrière semblait comprendre que la vengeance n’était pas une motivation saine, et oui, elle s’en voulait et souhaitait un changement. La pauvre elfe avait dû vivre bien des douleurs… Le jeune prêtre ne fut pas sûr de comprendre le passage parlant de l’épée, sans doute Illmarë voulait-elle signifier que, bien ou mal, elle n’abandonnerait pas son épée. Cependant, elle semblait sous-estimer le pouvoir des mots. Et puis survint cette interrogation très révélatrice sur les gardiens. Préférant ne pas faire d’interprétation trop hâtive, Reyan se contenta de répondre point par point. Il eut une pensée émue pour le père Kidan, celui-là même qui avait fait naître de façon plus ou moins volontaire sa vocation de prêtre d’Abyss. Demeurait-il encore à Muria ? Etait-il seulement vivant ?

« J’ai tout mon temps, ne vous en faites pas. Je vais vous raconter quelque chose que l’on m’a expliqué il y a bien longtemps. Pardonnez-moi, je serai un peu long. Beaucoup de gens pensent que les Dieux sont tout-puissants. En réalité, il est une force qui les gouverne tous, et contre laquelle même mon Seigneur ne peut rien. C’est le temps. »

Reyan traça un symbole quelconque dans la terre, symbole sans aucun sens particulier, puis l’effaça du revers de sa main.

« Voyez, il n’y a plus rien. Et pourtant, quoique vous puissiez dire, rien ne pourra changer le fait que j’ai tout de même gravé quelque chose sur cette terre, même s’il n’en reste aucune trace. Ainsi en va-t-il des Dieux. Abyss a sans aucun doute le pouvoir de ramener un mort à la vie, de faire en sorte qu’il reprenne le cours de son existence comme si rien n’était venu l’interrompre. Mais peut-Il changer le fait que cet homme est mort dans le passé ? Non, Il en est incapable. Tel est la force du temps auquel tous doivent se soumettre : on peut changer ce qui a été fait, pas l’abolir. »

Reyan fit une pause, se passant lentement une main dans les cheveux.

« C’est probablement ce que vous ressentez déjà lorsque vous dites qu’on ne peut rien effacer d’un seul coup. C’est faire preuve d’une grande humilité. »

Et cette humilité, beaucoup de prêtres en manquaient. Kidan avait toujours inculqué à son disciple cette idée que même les pouvoirs d’Abyss rencontraient leurs limites. Ce n’était pas pour autant que le Seigneur des Mers ne méritait pas d’être servi, mais il ne fallait pas que la foi soit motivée par la crainte d’un Dieu tout-puissant, non, pas plus qu’il ne fallait qu’un prêtre se croit doté de l’infinie puissance des Immortels. C’était, pour Reyan, la meilleure manière de rendre hommage à son Seigneur que de ne pas Le craindre. Evidemment, beaucoup de ses collègues ne partageaient pas cet avis.

« Je n’ai pas le pouvoir d’effacer ce que vous avez fait, même Abyss ne le peut, et je ne pense pas que Silmaria en sera plus capable. Néanmoins, il y a une chose que les paroles de mon Seigneur peuvent modifier. Il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir des mots, Illmarë, je suis bien placé pour le savoir. Et quand bien même le pardon des Dieux ne pourra rien changer à vos actes passés, il est une chose qu’il pourra effacer : votre culpabilité. »

Le Cydien tourna la tête vers le ruisseau, et fronça légèrement les sourcils alors qu’il en appelait aux pouvoirs d’Abyss pour soulever un mince filet d’eau qui vint serpenter autour de sa tête.

« Mais Abyss n’a pas la liberté de se mouvoir ici-bas, alors Il a besoin de voix pour faire porter Sa parole. C’est le rôle des prêtres, c’est mon rôle. Et pour ce faire, Il nous accorde une partie de Ses pouvoirs. Pas seulement ces quelques dons magiques, cela va bien au-delà. »

Et le serpentin d’eau cessa de léviter allègrement pour tomber en pluie sur la terre.

« Si je vous disais maintenant que je vous pardonnais, cela n’aurait aucune valeur. Mais mon Seigneur peut donner un poids divin à mes paroles, et m’accorder le droit de vous absoudre. Tel est d’après moi le rôle d’un prêtre : partager les dons de son Dieu avec les fidèles qui acceptent de les recevoir. »

Nouvelle pause, où Reyan fixa les yeux noirs de sa muette interlocutrice pour être sure qu’elle suivait bien. La pauvre n’avait pas le pouvoir de l’interrompre si elle ne comprenait pas quelque chose.

« Mais il est certaines choses qu’un prêtre doit laisser de côté pour s’adonner à tout cet apprentissage. Alors il est certains êtres, également appelés par un Immortel, qui deviennent le bras là où les prêtres sont la bouche. Ceux qui choisissent d’agir sur le monde d’une autre manière. Ceux qui protègent, ceux dont chaque geste pieux est habité par le pouvoir divin. Ce sont ceux qu’on appelle les Gardiens. »

Ainsi, en tout cas, les définissaient les Ecritures.

« J’espère que cela répond à votre question, Illmarë. »

L'elfe se perdit une fois de plus dans les yeux marrons du prêtre en l'écoutant parler. Il était très patient, il n'avait pas raté sa vocation, c'était certain. Les Dieux ne pouvaient rien contre la mort... Elle avait souffert durant toute sa vie de l'absence des êtres chers qu'elle avait aimés, et qu'avait-elle fait pour cela? Elle avait semé la mort également. Les Dieux ne pourront jamais rien y changer.

« C’est probablement ce que vous ressentez déjà lorsque vous dites qu’on ne peut rien effacer d’un seul coup. C’est faire preuve d’une grande humilité. »

Une humilité? Peut-être. Elle savait qu'il ne suffirait pas qu'un prêtre lui accorde le pardon d'un quelconque Dieu pour oublier tout le mal qu'elle avait fait. Elle ne savait pas si on pouvait appeler cela de l'humilité, pour elle c'était simplement ce qui ressortait de tout ce qu'elle avait vécu. Et de ses propres leçons qu'elle en avait tirées.

« Je n’ai pas le pouvoir d’effacer ce que vous avez fait, même Abyss ne le peut, et je ne pense pas que Silmaria en sera plus capable. Néanmoins, il y a une chose que les paroles de mon Seigneur peuvent modifier. Il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir des mots, Illmarë, je suis bien placé pour le savoir. Et quand bien même le pardon des Dieux ne pourra rien changer à vos actes passés, il est une chose qu’il pourra effacer : votre culpabilité. »

Elle ne souhaitait pas effacer ce qu'elle avait fait. Pas tout à fait. Oui il y avait du mauvais, mais il y avait aussi du bon, il fallait faire la part des choses. Et ce n'est qu'en faisant des erreurs que l'on apprenait. Et durant cette errance elle avait apprit beaucoup de choses sur elle même, sur la nature, sur les limites de ce que son corps pouvait supporter lorsque les combats s'étaient fait trop acharnés. Elle s'était endurcie, elle avait apprit: pourquoi effacer ces connaissances? Certes, elle avait sauvé des gens, elle avait apprit à vivre seule, mais elle n'avait pas eu la bonne méthode. Ce dont elle était coupable c'est de se permettre de juger des gens sur leurs actes et les punir en leur apportant la mort. Le prêtre joua avec l'eau, elle trouva cela très joli, et n'avait plus peur des réactions du prêtre, il avait gagné sa confiance. Ainsi donc détenait-il ses pouvoirs du Dieu Abbyss en personne? Elle n'aurait jamais cru que les prêtres puissent être si proches de leurs Dieux. Elle avait toujours cru en l'existence des Dieux, certes, mais jamais elle n'aurait pu penser qu'Ils choisissaient leurs prêtres, elle pensait qu'ils se désignaient eux même en tant que tels par la force de leurs foi, même si jamais dans toute leur vie ils n'auraient de preuve de l'existence de ce Dieu. Etait-il un élu? Pouvait-elle prétendre à l'absolution auprès d'un tel être? Il la fixa.

« Mais il est certaines choses qu’un prêtre doit laisser de côté pour s’adonner à tout cet apprentissage. Alors il est certains êtres, également appelés par un Immortel, qui deviennent le bras là où les prêtres sont la bouche. Ceux qui choisissent d’agir sur le monde d’une autre manière. Ceux qui protègent, ceux dont chaque geste pieux est habité par le pouvoir divin. Ce sont ceux qu’on appelle les Gardiens. »

Les Gardiens eux-mêmes étaient donc choisis par les Dieux, et non pas par les prêtres, ou ne s'engageaient pas d'eux mêmes. Elle ne pourrait donc pas dédier sa vie et sa lame à Sa Déesse pour expier ses pêchés, elle n'avait pas été choisie. Cela n'était guère étonnant. Il fallait certainement être pur et non pas aller vers cette voie dans le seul but de se faire pardonner.

« J’espère que cela répond à votre question, Illmarë. »

Oui, mais cela la troubla encore plus. Que faire de sa vie, désormais? A qui pourrait-elle la dédier? Car il fallait qu'elle se voue corps et âme à quelqu'un, il ne fallait pas qu'elle prenne les décisions elle même puisqu'elle faisait les mauvais choix. Et si...Elle la dédiait simplement à sa propre reconstruction? Elle avait rencontré par hasard cet homme, qui lui avait fait prendre conscience de bien des choses. Était-ce vraiment un hasard? C'était un tournant dans sa vie. Et il en était la clé. L'absolution, oui, pour mieux redémarrer, recommencer autrement, en apprenant de ces erreurs et en gardant ses expériences passées. Garder le bon et laisser de côté le mauvais. Trouver sa propre voie. Et c'était lui qui allait lui permettre de mettre de côté de mauvais.

"Je suis prête."

Elle reconsidéra le prêtre. Recevoir ses pouvoir d'un Dieu lui-même, il n'était vraiment pas n'importe qui. Elle aurait été folle de ne pas accepter sa proposition, même s'il n'adorait pas le même Dieu qu'elle, cette chance ne se reproduira sans doute jamais. Peut-être était-ce sa propre Déesse qui l'avait mit sur son chemin, étant loin de chez elle? Elle n'avait aucune idée de comment cela allait se passer, elle inclina la tête vers le sol.

Après réflexion, Reyan se demanda s’il était si bien placé que ça pour expliquer tant de choses compliquées à Illmarë. Son statut de prêtre lui donnait certes une connaissance des choses de la foi supérieure à celle de n’importe quel autre homme, mais lui faisait également perdre toute objectivité sur le sujet, surtout qu’il ne vénérait pas une divinité elfique. Lui ne connaissait rien aux dogmes de Silmaria, étaient-ils si proches que cela de ceux établis par le panthéon Cydien, Abyss en particulier ? Et s’il avait mis celle qui lui avait fait confiance sur une mauvaise voie ?

Certainement pas. Si Reyan était parvenu à écarter la guerrière des chemins de la vengeance, qu’importe la route qu’elle choisissait ensuite, c’était déjà une belle victoire.

« Prête ? Prête à… Oh, oui, bien sûr. »

Et à la grande surprise du fils d’Amazone, Illmarë semblait vouloir concrétiser ce changement, cette sorte de purification de son âme, en recevant le pardon du Seigneur des Mers. Reyan pensait ne pas se tromper en disant que d’autres Dieux Cydiens, tels Zéphys ou Callista, auraient tout autant accepté d’accorder la rédemption à cette âme en détresse. Et Silmaria ? Trêve d’hésitations, Illmarë attendait, la face baissée, et le jeune prêtre aurait été bien cruel après tant de beaux discours de mettre sa patience à l’épreuve. Normalement, le pardon devait suivre un rituel de confession, mais au vu de ces circonstances particulières, Abyss ne verrait certainement pas d’objection à ce qu’une légère entorse soit faite à la règle. Solennellement, Reyan releva de sa main gauche la tête de l’elfe noire, et posa ses doigts sur son front.

« Les larmes retournent à la mer, les erreurs retournent à l’amer, et tu retournes sur ta route en paix. Telle est la volonté d’Abyss. »

Ainsi soit-il. Désormais, Illmarë pouvait se considérer comme libre de ses pêchés. Cette paix, attribut phare du Seigneur des Mers, devait lui permettre de faire en sorte que ses actions passées soient rachetées, ou en tout cas réparées, faute d’être effacées. C’était peut-être déjà beaucoup, mais lorsqu’il détacha ses doigts du front sombre, Reyan regretta de ne pouvoir en faire plus.

« C’est un premier pas Illmarë, mais je sens que vous voudriez trouver également le pardon de votre Déesse. Pour être honnête, je ne connais guère que la Grande Prêtresse Eloween qui disposerait de ce pouvoir. Je sais que c’est également le cas d’une Déesse Amazone, Diane, mais Silmaria a fait le choix de s’incarner sur Azthia, une décision différente de celle prise par Abyss qui règne sur les profondeurs. Puisqu’Elle est présente physiquement, peut-être n’a-t-Elle pas besoin d’autres prêtres pour véhiculer Sa parole, mais je ne peux que conjecturer. »

Pendant un instant, Reyan sentit comme une légère nostalgie par rapport à Silmarie, une cité qu’il n’avait habité qu’une courte année mais à laquelle il s’était beaucoup attaché. Seul le culte omniprésent de Silmaria avait fini par le repousser, frustré qu’il était dans la quête de spiritualité permanente qu’était son métier. Mais il n’était pas encore prêtre à l’époque, c’est vrai. Le jeune homme s’aperçut qu’il ne savait pas trop quoi ajouter, le geste de pardon était déjà très fort en soi. Gêné, il tourna son regard, qui s’était dévié, vers Illmarë, l’elfe qui recherchait le pardon et l’avait obtenu.

Ilmarë attendait, un peu nerveuse, ne sachant comment cela allait se passer. Il lui releva la tête, et posa les mains sur son front, et prononça la phrase qui devrait la libérer de ses méfaits. Puis il se détacha d'elle. Ainsi, c'était fini? Devait-elle se sentir différente maintenant?

« C’est un premier pas Illmarë, mais je sens que vous voudriez trouver également le pardon de votre Déesse. Pour être honnête, je ne connais guère que la Grande Prêtresse Eloween qui disposerait de ce pouvoir. Je sais que c’est également le cas d’une Déesse Amazone, Diane, mais Silmaria a fait le choix de s’incarner sur Azthia, une décision différente de celle prise par Abyss qui règne sur les profondeurs. Puisqu’Elle est présente physiquement, peut-être n’a-t-Elle pas besoin d’autres prêtres pour véhiculer Sa parole, mais je ne peux que conjecturer. »

La grande prêtresse Eloween, oui. C'est exact, elle voulait trouver le pardon de sa Déesse. Mais jamais elle ne pourrait l'approcher, elle n'était qu'une simple personne du peuple, et puis pour cela il fallait déjà qu'elle aille à Sylmarie, or elle se rendait actuellement à Erathia. La jeune elfe à peau sombre avait obtenu le pardon du Dieu des mers. Il lui fallait maintenant continuer sa route, trouver sa voie. Le jeune prêtre savait-il l'importance du geste qu'il venait de faire? Elle qui avait erré durant des mois, seule, retrouvant ses réflexes et instincts animaliers venait d'avoir une discussion avec un être humain, il l'avait acceptée en tant que telle en lui permettant de communiquer avec lui et en lui offrant le pardon. Elle s'était perdue et il venait de lui offrir une seconde chance. Elle aurait aimé pouvoir le remercier, lui offrir quelque chose en gage de gratitude, mais quoi? Elle ne possédait pas grand chose. Et elle doutait que de l'or puisse l'intéresser. Elle reprit la plume encore une fois:

"Merci pour tout."

Que dire d'autre? Elle se releva enfin, et massa ses jambes engourdies. Combien de temps étaient ils restés, assis? Elle rangea son recueil de poèmes à sa place, puis fit quelques pas. Elle avait déjà reprit possession de son corps, la sensation de fourmillement était partie. Ses mois d'errance avaient quand même eu du bon. Elle regarda en face, vers l'autre rive. Et dire qu'elle ne l'avait même pas vu à son arrivée! Elle revint vers le prêtre et lui adressa un sourire. Il devait sûrement être temps de se séparer, maintenant. Avait-il des obligations? Elle, aurait pu rester des heures encore, elle avait tout son temps. Mais pour quoi faire? Elle aurait aimé en savoir plus sur lui. Il paraissait jeune et pourtant c'était déjà un puissant magicien, et un très bon prêtre. Comment en était-il arrivé là? Elle était curieuse de tout: c'était une chance pour lui qu'elle ne puisse pas formuler ses questions, elle l'aurait retenu encore durant des heures, sinon.

[HJ : Désolé pour le retard !]

Même Reyan n’aurait su dire combien de temps le silence s’était installé entre Illmarë et lui. Evidemment, on ne pouvait pas blâmer la jeune femme, incapable d’émettre le moindre son, seul le serviteur d’Abyss était capable de briser la glace. Mais que pouvait-il bien ajouter ? Ce fut finalement la guerrière qui, en écrivant quelques lignes supplémentaires au bas de la page parcheminée, s’exprima la première. Cette nouvelle preuve de reconnaissance alla droit au cœur de Reyan : il n’avait pas fait beaucoup, mais au moins son geste avait-il affecté sa cible en bien. Illmarë se redressa, et le Cydien comprit que c’était la fin de leur petite entrevue. Il avait beau y repenser, il se trouvait complètement fou, et ne s’expliquait pas comment il avait pu prendre un tel risque en s’approchant ainsi d’un inconnu armé et à l’air, il fallait bien le dire, peu commode. Lui qui avait tant de mal à accorder sa confiance à autrui depuis son départ de Muria, voilà qu’il s’approchait sans réfléchir de la première elfe venue.

Mais certaines actions étaient peut-être faites pour ne pas être expliquées, se dit Reyan en se relevant à son tour, époussetant ses cuisses de la poussière qui s’y était déposée. Il observa Illmarë s’éloigner, jeter un regard distrait vers l’endroit où il était encore assis quelques minutes auparavant, avant de traverser la rivière, et se rechaussa alors qu’elle revenait vers lui. La guerrière souriait, ce qui fit naître une sensation très étrange dans le corps du jeune prêtre, une sensation qu’il ne parvint pas vraiment à identifier. Guerrière ou non, cette elfe noire était décidément surprenante.

« Il est de mon devoir de venir en aide à ceux qui la réclament. Je suis ravi si j’y suis parvenu aujourd’hui. »

Allaient-ils seulement se revoir ? Que penser après avoir été abandonné par celui qu’on considérait comme un ami très cher, voire plus, ou après ne jamais avoir revu un être qui vous avait marqué ? Mieux valait ne pas se faire de nouvelles illusions, songea le jeune prêtre. Cydonia était une grande ville, vous pouviez très certainement y passer toute votre vie sans en croiser tous les habitants, surtout si vous occupiez une fonction comme celle de Reyan qui vous obligeait à ne vous déplacer que dans certains quartiers.

« J’imagine que c’est un adieu ? Je vous souhaite bon courage, Illmarë. Sachez qu’Abyss portera Son regard sur vous aussi longtemps que vous en aurez besoin. »

Autrement dit, probablement jusqu’à ce que l’elfe se réconcilie avec sa Déesse, Silmaria. Visiblement, elle ne semblait pas dérangée d’avoir reçu le pardon d’un Dieu du panthéon Cydien. Reyan n’y avait songé qu’après avoir porté ses doigts sur le front de la guerrière afin de lui accorder le pardon divin : Azael, qui au même titre qu’Abyss faisait jadis parti des divinités de la Cité des Arts, avait après tout fait beaucoup de mal au peuple de Silmarie. Même si le fils d’Amazone n’avait que des connaissances limitées sur les détails de l’histoire, il n’en était pas moins conscient des relations compliquées qu’entretenaient tous les peuples avec le souvenir du Dieu des Morts, particulièrement les Elfes. Voilà qui serait un nouveau sujet de réflexion intéressant pour sa prière du soir, se dit Reyan.

Le jeune homme se leva à son tour. Combien de temps étaient-ils restés là? Il était temps de se séparer maintenant. Il lui adressa la parole une dernière fois.

« J’imagine que c’est un adieu ? Je vous souhaite bon courage, Illmarë. Sachez qu’Abyss portera Son regard sur vous aussi longtemps que vous en aurez besoin. »

Un adieu? Aucune idée. Qui pouvait donc savoir ce qu'il allait advenir par le futur? S'ils étaient destinés à se revoir, ils se reverraient certainement. Cette rencontre due au hasard et qui lui avait tant apporté avait-elle été si hasardeuse que cela? Ou bien quelqu'un de bien plus grand qu'eux était-il derrière tout cela? Elle ne le saurait sans doute jamais. Mais elle savait qu'elle désirait revoir cet homme qui l'avait fait réfléchir sur elle-même. Au moins le revoir une fois, quand ses pensées seront plus claires et son passé un mauvais souvenir. Quand la déesse l'aura pardonnée, et pouvoir lui montrer que cette rencontre n'était pas vaine. Qu'il avait bien agi et accompli son rôle de prêtre à la perfection. Oui, elle désirait le revoir quand elle aurait changé et qu'elle ce sera acceptée. Elle s'inclina vers lui, de la même façon dont elle l'avait salué. Elle vérifia qu'elle avait bien toutes ses affaires, et remit sa capuche en place. Puis regarda une dernière fois le jeune prêtre, comme pour ancrer son visage dans sa mémoire, avant de reprendre sa route.

* Merci pour tout, Reyan. Prenez bien soin de vous également, vous êtes une personne précieuse, puisse votre Dieu veiller sur vous.*

Elle était de nouveau seule, seule avec ses pensées, ses souvenirs, ses peines et ses regrets. Seule mais avec quelque chose de plus: une bénédiction l’accompagnait désormais.

Cette rencontre avait-elle seulement été réelle, se demanda Reyan alors qu’Illmarë s’inclinait une nouvelle fois devant lui ? Il y avait de quoi se poser la question. Il se rappelait avec précision de cet autre homme, le fleuriste inconnu, qui s’était jeté dans ses bras quelques années auparavant. Toujours Reyan avait espéré le revoir, afin qu’ils puissent s’échanger quelques mots. Il n’avait jamais trop compris pourquoi il ressentait une telle nécessité, mais c’était ainsi. Illmarë allait probablement laisser une trace similaire dans sa mémoire, mais allait-elle elle aussi disparaître ? Jamais le jeune prêtre n’avait recroisé son fleuriste dans les rues de Cydonia.

Mais peut-être était-il inutile de s’inquiéter. Même s’il était opposé à l’idée d’un destin prédéfini, Reyan devait bien admettre que les événements pouvaient avoir leur logique. Ainsi s’il n’avait pas revu ce fleuriste, et s’il s’avérait que sa route ne croiserait plus celle de l’elfe noire, c’était probablement que c’était le mieux pour lui. Après tout, les Dieux, et Abyss en particulier, œuvraient pour le bien des mortels. Rasséréné, Reyan put regarder partir Illmarë sans trop d’inquiétude. La silhouette à nouveau masquée par la capuche noire se détourna, et fut rapidement hors de vue du Cydien. Celui-ci resta immobile encore quelques instants, songeur, avant de faire un pas en arrière, de trébucher sur sa sacoche et de tomber à la renverse droit dans le ruisseau. Décidément, cette journée avait tout pour être inoubliable, se dit le jeune prêtre en sortant grelottant, pestant contre sa maladresse et son incapacité à se tenir autrement que debout sur une surface d’eau. Abyss avait beau prêcher des idéaux fort louables, Reyan se plaisait à se dire parfois que le Seigneur des Mers avait un sens de l’humour bien particulier…

[HJ : Avec toutes mes excuses pour ce retard, j’annonce que ce RP est terminé tant pour Illmarë que pour moi.]

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