"A la belle étoile..."
Ces quelques mots demeurèrent imperceptibles malgré l'absence de tumulte ou d'agitation. C'était un soir de fin d'été, le soleil capricieux ne voulait guère laisser sa place aux étoiles et illuminait pleinement la taverne seulement agitée par la présence d'un aubergiste faisant office de figurant. Celui-ci ne pouvait probablement pas voir ses pieds à cause de son ventre à bière et c'était à se demander comment il pouvait enfiler des chaussures avec ses doigts boudinés. Ses cheveux étaient aussi rares que ses clients à une heure aussi peu avancée. Il représentait avec exactitude le cliché qu'il était possible de se faire d'un homme de ce métier, les oreilles longues en plus.
L'extérieur racontait une toute autre histoire. Une fenêtre donnait sur la rue Boisée. Les gens s'y bousculaient pour se rendre à des enseignes hautes en couleurs avant leur fermeture. Il était étonnant de voir à quel point le peuple de Silmarie avait su renaître de ses cendres en si peu de temps, de grands sourires occupaient à nouveau les lèvres du grand nombre tandis que les souvenirs du malheur s'effritaient tout en ne quittant jamais leur hôte.
Le jeune homme en armure était installé à une table vide dans un coin. Pas de verre, ni assiette ; le tavernier était prévenu qu'il préférait attendre. Pas de compagnon non plus ; si un autre soldat avait été présent à cette heure-là, il pouvait être certain qu'il serait réprimandé. Il était dos à la porte d'entrée comme pour se réserver la surprise d'un arrivant et il semblait perdu dans des songes lointains.
Depuis le comptoir, le tavernier avait tout de même plusieurs fois tenté d'engager la conversation avec cet homme si particulier qui portait les insignes de l'armée. Comme elle avait toujours tourné court, il s'était résigné à astiquer des verres qui n'en seraient pas moins sales après ce travail d'appoint et à siffloter l'un de ces airs familiers à tous mais dont personne ne saurait citer le nom.
Si Anarel était présent en un tel lieu, c'était pour une raison bien précise. Du moins ce devait l'être. Lui qui n'était jamais venu auparavant, on lui avait tout de même vanté les mérites de cette auberge. Selon ces dires, elle était chaleureuse à souhait et faisait servir les plus beaux plats par les plus belles serveuses de la ville. Cependant il y avait de grandes chances pour que le nom de l'échoppe eût été la véritable source d'intérêt pour le capitaine. En effet, après avoir passé des mois à s'occuper des affaires internes et étrangères de Silmarie depuis un bureau étroit et mal éclairé, Anarel avait besoin de lumière pour le guider, de la lumière d'une étoile.
Or aucune de ces promesses n'était tenue à ce moment. Il ne resterait probablement que jusqu'à la tombée de la nuit, puis il s'en irait en laissant un pourboire et il prendrait la relève de la garde de nuit. Il permettrait ainsi à un homme de retrouver sa famille alors que lui n'en avait pas... besoin. Cela faisait quelques années déjà que l'armée de Silmarie était en sous-effectif. Plus personne ne souhaitait la rejoindre depuis la dernière bataille qui avait été sanglante et ceux qui restaient étaient des vétérans endurcis et cassés à la fois. Lorsqu'ils furent revenus, ils ne furent pas accueillis en héros, tout le monde avait était trop occupé pour cela à pleurer au moins l'un de ses proches.
De plus, Anarel en profiterait pour observer les étoiles, car à cette période de l'année, le brouillard avait pour tendance de se résorber. La fameuse étoile du froid serait sûrement au rendez-vous, il se délecterait de sa beauté toute la nuit, enfin le lendemain, il pourrait rejoindre l'ennuyeux bureau qui valait tant à ses yeux...
A moins que le destin n'en décidât autrement.
La porte s'ouvrit en un claquement féroce. L'homme au comptoir, les yeux écarquillés, observait avec attention l'entrée béante par laquelle le vent s'engouffrait en invité clandestine. Le capitaine de la garde n'eut pas besoin de se retourner. Personne n'était entré, personne ne l'avait reconnu, personne ne l'avait rejoint.
L'engrenage des rencontres est complexe, la solitude en fait partie. Les rouages ne lui suffisent pas. Il lui arrive de manquer d'un souffle de vie.
[Anarel (et Fynia) désengagé.]