26, Souflefeuille de l'an 150

Je suis Pahren Meiarin, membre du Deuxième Ordre des Templiers de l'Aube. Et si je me retrouve ici, à coucher sur le parchemin ces lignes, c'est pour que les générations à venir gardent une trace de mon passage en ce monde. Est-ce le résultat d'une crise de narcissisme ? D'une peur irrationnelle d'être oublié ? Je ne sais pas. Mais étrangement, je ressens au fond de moi le besoin impérieux que le temps n'efface pas totalement les souvenirs de mon existence. Si quelqu'un lit ces lignes, il est probable que ce sera dans quelques décennies, poussé par le hasard. Il est tout aussi probable que cette personne ne lise que quelques lignes avant de reposer ce parchemin au fond d'un rayon poussiéreux de la bibliothèque du temple. Et si ces mémoires peuvent paraître inutiles, au moins auront-elles le mérite de me faire revivre mes propres souvenirs.
Une partie de ce que je vais écrire ici, personne n'en a jamais entendu parler. Mes frères Templiers pensent que je ne me souviens pas de ma vie avant le temple. C'est faux. Et si j'ai honte de leur avoir menti, je sais que c'était nécessaire. Que j'avais besoin de garder tout cela pour moi. La vérité me semblait trop ignoble pour être prononcée. Pourquoi alors écrire cela maintenant ? Peut-être pour laisser une chance à ce passé qui me poursuit. Je ne peux pas le nier à tout jamais, et si je ne le raconte à personne, au moins le consigner sur le papier me donnera l'impression de ne pas avoir à garder tout cela pour moi.

Je suis né il y a de cela 34 ans, dans un petit village de pêcheur à l'est de Cydonia. On à tort de croire que tout les Cydiens sont des être civilisés et sensibles. La pauvreté et la misère existent partout, quels que soient les efforts que l'on déploie pour les cacher. C'est dans un tel milieu que j'ai grandi. Mon père, son nom m'a échappé (à moins que ma mémoire n'ai décidée d'elle même de me dissimuler cette information), était un pêcheur de ce petit village. On entend souvent parler de ces familles heureuses dans la misère. Les histoires pullulent de familles pauvres mais survivant grâce à la force de leur amour. Quelle gigantesque force. La pauvreté entraîne le découragement, le découragement entraîne l'irrationalité, la violence, et bien d'autre maux bien pire.
Mon père était un bien piètre pêcheur. Et le peu qu'il ramenait de ses rares pêche, il le troquait dès son retour contre l'infâme alcool dont il se contentait à longueur de journée. Parfois je me dis que c'est pour cela que je ne bois jamais d'alcool. Même si je sais que boire un verre de vin ou de liqueur de temps en temps n'a rien de mauvais, je ne peux m'empêcher de voir dans le reflet du verre, le visage de mon père, déformé par la rage, hurlant et battant ma mère.
Ma mère ne travaillait pas, même si avec le recul j'ai fini par comprendre que l'argent qu'elle ramenait de temps en temps pour nous nourrir ma sœur et moi, était gagné en échange de quelques "services". Toutefois, elle ne s'adonnait à ce genre de pratique que pour nous, et nul ne pourrait la blâmer. Elle nous avait jurer de toujours nous protéger. Je n'ai malheureusement pas grand souvenir d'elle, et c'est avec regret que je m'aperçois qu'elle m'inspire aujourd'hui plus de pitié que d'amour.
Ne reste que ma sœur pour compléter ce tableau familial. Trisha... Elle était un peu la lumière qui me guidait au milieu de cet univers incertain et irrationnel. Elle même était irrationnelle, mais d'une irrationalité rafraichissante. Elle passait de longues heures à me raconter des histoires de chevaliers et de dragons, de rois maudits et de pays oubliés. Fasciné, je l'écoutais en me jurant de mener un jour ce genre de vie. Je pense que devenir Templier est le mieux que je pouvais faire pour y arriver.
Comme dans toutes les histoires, il faut un élément déclencheur. Qu'est ce qui pourrait expliquer qu'un fils de pêcheur destiné à une vie fade et difficile puisse se tenir derrière ce bureau, et écrire ces lignes en tant que Templier ? Ce qui chamboula complètement mon destin est un souvenir que je répugne à écrire ici. Toutefois, j'ai commencé ses mémoires en me jurant de ne rien cacher. Je me dois donc de raconter cela...
Abyss me vienne en aide, ma main tremble alors que je me remémore cette soirée. Mon père avait encore bu, comme à son habitude. Comme à son habitude il s'était mis à battre mère. Cette fois-ci fut une fois de trop pour ma sœur. Mais que peut faire une fillette d'une dizaine d'année contre un homme de vingt ans de plus, et qui plus est dans un état de rage incontrôlée ? Rien. Et ce qui devait arriver arriva. Un mauvais coup, une chute mal contrôlée. Le sinistre bruit des os craquants sous le choc me glacent encore d'effroi...
Le souvenir du regard vide de Trisha, fixant le plafond de notre misérable logis m'est encore plus insupportable. Et si le reste est flou, ce souvenir est gravé dans ma mémoire avec une netteté et une précision terrifiante. A partir de cet instant, mes souvenirs n'ont plus aucuns repères temporels. Je me souviens des cris et des sanglots de ma mère, de l'inaction de mon père. De ma propre incapacité à bouger...
Quelques jours passèrent après l'incident, et ma mère n'avait pas prononcé un mot. Père reçu la visite d'hommes louches. Des pièces changèrent de main. Je fut emmené. Tout d'abord, je ne comprenais pas ce qui se passait. Je voyais ma mère prostrée dans un coin de la maison, laissant couler des larmes silencieuses, mon père recomptant les pièces dans sa main, et les hommes m'emmener et m'enfermer dans une cage montée sur un chariot où attendait déjà quelques personnes. Des vieux et des jeunes, des hommes et des femmes. Ce qui me frappa à ce moment là était leur regard vide, comme s'ils étaient déjà morts sans le savoir. On m'expliqua que si j'étais là, c'est ue j'avais été vendu. Tel un objet, j'avais été échangé contre quelques piécettes à des esclavagistes.
Encore aujourd'hui, je me souviens de chacune de mes pensées au moment où la terrible vérité m'avait été révélée. Mon propre père m'avait vendu comme du bétail. Je ne savais pas où l'on m'emmenait, si je survivrais, je n'avais plus aucune maîtrise de ma vie. J'étais jeune. Sept ou peut-être huit ans. Toutefois, dans mon esprit enfantin, seul une chose était certaine. Ma sœur était morte, j'étais devenu un esclave, et ma mère n'avait rien fait... N'avait 9elle pas jurer de toujours nous protéger ? J'étais perdu...

A partir de cet instant, ma mémoire se trouble, et je ne saurais dire combien de temps passa. Une journée ? Un mois ? Un an ? Je passais de main en main. Puis vint mon salut. Abyss avait-il entendu mes prières ? Toujours est-il qu'ils arrivèrent. Mes yeux d'enfants se souviennent d'eux comme des éclatants guerriers de lumières montant des chevaux gigantesques. Ces inconnus prirent en chasse la roulotte d'esclave dans laquelle je me trouvait. Le combat fit rage, mais les chevaliers inconnus remportèrent facilement la victoire.
Les esclavagistes étaient morts. On ouvrit les cages. Nous étions libres. Les inconnus se présentèrent comme des Templiers de l'Esprit. Ils demandèrent à chacun s'ils avaient quelque part où aller. La plupart des anciens esclaves acquiescèrent, et une escorte leur fut donnée afin qu'ils retournent parmi les leurs.
Puis vint mon tour. Un grand homme s'était approché de moi, s'était mis à mon niveau et m'avait sourit avant de me poser la question fatidique. Avais-je de la famille à rejoindre ? Mon père et ma mère serait certainement ravi de me retrouver non ?
Le templier dut me prendre pour un simple d'esprit au vu du temps que je mis à répondre. Un débat s'était élevé dans mon esprit. Avais-je encore une famille ? Mon père m'avait vendu, ma mère n'avait rien fait pour l'en empêcher, et ma sœur était morte... Avais-je encore une famille ? Je me souviens encore de ces trois mots que j'avais prononcés alors. "Ils sont morts". C'était vrai. Pour moi ils étaient morts au moment où la roulotte-prison s'était éloigné de mon village.
Le templier avait alors prit un air compréhensif, et ils me prirent sous leur protection.Je fut mené au temple d'Ankdor où je fut testé. J'ignore ce qu'il serait advenu de moi si je n'avait pas été sensible à l'Esprit. Peut-être serais-je devenu serviteur au temple ? Toutefois, cela me permit d'avoir accès à la formation de Templier. Je fut emmené avec les autres apprentis, j'appris l'écriture, l'histoire, les mathématiques, le combat, l'équitation. Je me révélais un élève doué sans pour autant être le meilleur. Chaque jour, je remerciais Abyss pour cette nouvelle famille dont il m'avait fait don. Car c'est bien ainsi que je considérais, et considère encore mes frères Templiers. Une grande famille m'ayant accueillie en son sein, sans me poser de questions, sans s'embarrasser de mes origines. Aujourd'hui encore, je ne me considère pas comme un Cydien, mais comme un "Ankdorien".
Le jour de mes dix huit ans, je fut nommé Templier par Maître Leeroy, celui qui fut mon maître pendant toute ces années. J'ai moi même formé un apprenti. Il est aujourd'hui chevalier, et est pour moi une grande source de fierté. Aujourd'hui, je n'attends que l'approbation du temple pour prendre sous mon aile un deuxième apprenti.

La lumière commence à baisser dehors, et la taille de la bougie sur le bureau me confirme que j'ai passé bien trop de temps ici. Je décide donc d'arrêter là ces mémoires. Celles d'un Templier au milieu de tant d'autres. Si vous avez lu ces lignes, si vous avez pris le temps de connaître ma vie et mes pensées, je vous remercie. Désormais, je vis un peu à travers vous.
Je suis Pahren Meiarin, membre du Deuxième Ordre des Templiers de l'Aube.