Asora venait d'éviter d'être repérée par deux professeurs avec une étonnante facilité. Les Templiers n'étaient pourtant pas capable, d'après les cours qu'elle avait eu, de repérer les formes de vie et mieux encore les gens comme... "Eux"? Asora ne se sentait pas comme "Eux", une souris qu'on cherchait à appâter avec un morceau de gruyère, une pion qu'on était en train de tailler pour la déplacer ensuite librement sur l'échiquier. C'était mal la connaitre, trop mal. De toute manière, on ne cherchait pas vraiment à la connaitre. C'était à elle d'apprendre leur langue boueuse, à elle de devoir faire les sacrifices pour se lier aux autres.

Asora fit jouer sa main gauche douloureuse, sa "main d'épée" comme ils disaient tous, sans qu'elle n'ait pu cependant toucher une seule arme depuis son arrivée. Qu'ils avaient l'air ridicule à se donner des airs! Bientôt, cette main pourrait peut-être servir sa cité, Storghein, ou sa déesse. Dans le pire des cas, elle nourrirait de secrets rêves tout en nourrissant le poulailler bruyant de ses parents ou en pêchant le saumon rose de ses terres. Pourquoi pas, après tout, qu'avait cela de dégradant? Mais elle connaissait certains noms de femmes d'armes célèbres, l'histoire de cette héroïne de chansons dont elle portait le nom, des demoiselles d'épée au service de l'Oblat. Elle n'était après tout pas plus idiote qu'une autre et avait la main dominante ferme, une main gauche qui pouvait gêner des adversaires habitués à combattre des droitiers. Oui, elle aurait une vraie valeur, quite à devoir pêcher du saumon des années pour s'offrir des cours d'arme pour s'y préparer.
La fillette du Nord s'était équipée du moins de chose possible, largement capable de voler ou de pêcher ce qui serait nécessaire à sa survie. Le plus difficile, une fois sortie, serait de trouver un guide... Non, pas un guide, elle ne devait pas rester seule avec quelqu'un. Une procession ou un convoi serait l'idéal dans l'absolu.

Les petites chaussures s'étouffèrent sur la pierre du couloir de la bibliothèque, passage risqué mais inévitable pour accéder à la grande fenêtre côté jardin. Asora s'engouffra avec l'assurance d'être seule, cherchant de sa poche le petit couteau pour forcer la première fenêtre. Entendant des échos de voix, elle s'enfuit tenter sa chance vers une suivante. Par chance, une d'entre n'avait pas été refermée, un coup de pouce du destin qu'Asora ne refusa pas. Elle posa les pieds dans une serre d'observation dont elle fit le tour dans la pénombre de la nuit. Encore une fois, une fenêtre ouverte donnait sur l'extérieur, la liberté. Sans un regard en arrière, Asora franchit cette dernière barrière.
la voix résonna comme une alarme, une surprise qui lui fit manquer son atterrissage sur l'herbe grossièrement taillée. Elle poussa un juron, honteuse aussitôt d'avoir fait tant de bruit. Elle n'avait compris ce que la voix venait de dire, peut-être était-ce un message télépathique à la cantonade annonçant la disparition d'une élève. Ou peut-être était-ce autre chose. Sur le moment, la jeune fille resta immobile et immobilisée, incapable de prendre une décision maintenant que l'étendue vaste du choix était devant elle.
La voix lui demanda à nouveau si fuir était tout ce qu'elle valait.
Il s'appelait Jacen.



Asora fit jouer sa main d'épée, aguerrie par des années d'entrainement. Elle tremblait légèrement, totalement hors de contrôle, alors elle l'enfouit dans celle de son maître.
Elle le sentit dans un premier temps surpris par ce contact, puis sa chaleur calma finalement ses tremblements. Elle se rendit compte alors que c'était assez ridicule d'avoir attendu ses vingts ans pour admettre que, tout compte fait, elle aimait bien cette protection. Et que cela allait lui manquer -si tout du moins elle passait cette dernière épreuve, la fin de sa vie d'apprentie. Quand elle baissa la tête, les nattes tombant de son chignon virent taper contre ses épaules, ne laissant pas passer inaperçu le mouvement de stress qu'elle venait de commettre. Jacen lui adressa un regard en coin avant de fixer à nouveau la lourde porte en bois.

"Tu sais, c'est aussi la première fois que j'y passe moi-aussi".

Asora roula des yeux en relevant la tête.

"Mais comment avez-vous passé l'épreuve alors!"

"En tant que maître, je voulais dire."

"Z'abusez, comme si vous aviez la mauvaise place" grommela-t-elle dans sa barbe.

Prise dans son stress, elle n'avait pas en effet pris la peine de détailler les sentiments de son maître: il était nerveux comme si lui-même allait se présenter devant la Commission. Et pourtant, il allait devoir en faire partie en devant mettre de côté, par credo de neutralité, le fait qu'il avait partagé sept années de sa vie avec elle.

"Maître, est-ce-que je mérite vraiment d'être une Templière?"

Jacen semblait s'attendre à une question du genre avant qu'elle ne se présente devant les Maîtres car il ne laissa transparaitre aucune forme de surprise. Asora se déplaça d'un pied sur l'autre, se sentant à la fois stupide d'avoir posé une telle question idiote comme inquiète de la réponse.

"Me crois-tu assez tordu pour t'avoir emmené ici pour le plaisir de te voir prendre une fessée? Non pas que je n'ai jamais rêvé de t'en administrer une, je l'entends bien...."

La jeune fille s'empourpra avant d'ajouter en hâte pour se justifier:

"Enfin je veux dire, je n'ai jamais été une élève facile... Vous savez, l'histoire de la fugue et tout ça..."

"Oui, j'étais là. Un moment difficile tu sais, je ne savais vraiment pas si j'arriverais à te faire choisir ta voie de façon sûre. Si tu avais choisi de partir, je t'aurai laisser faire très certainement. Mais je me doutais que si qui te rendait malheureuse, c'était justement de n'être pas sûre de ton choix. Comme si tu t'étais imposée la volonté de partir en allant contre ta nature: tourner les talons et s'enfuir, ça n'a jamais été toi. Même quand tu avais treize ans, et tu l'as réalisé au meilleur moment. Dans un sens, ta fuite ratée a fait de toi ce que tu es à présent. La question n'est pas de mériter, Asora, car tu le mérites depuis que tu en as fait le choix. La question est de savoir quel sens tu lui as donné."

Il se tut et lui adressa un sourire pincée, une grimace énigmatique. Les premiers maîtres arrivèrent et Jacen s'engouffrèrent avec eux dans la grande salle, lâchant la main de la jeune femme qui devait à présent voler de ses propres ailes.



Cette journée de printemps 155 était glaciale, une horreur givrée comme seule Storghein savait faire... Sauf que c'était à Tamawa.
Depuis la veille, la neige tombait en lourd flocon dans la vallée d'Elk, tendant un drap blanc immaculé sur l'herbe et la pierre. Asora remarqua alors, pour la première fois, combien la peau de la petite fille évoquait la neige.
Cela faisait de nombreuses années qu'il n'y avait pas eu autant d'apprentis à attribuer, alors les Maîtres avaient sorti les sourires et les cérémonies de circonstance. Les jeux étaient faits et la demoiselle ressentait soudain ce sentiment qu'elle avait effleuré quelques mois plus tôt, avant que Jacen n'entre dans la salle qui allait la consacrer, elle, templière accomplie: elle avait le poids de la responsabilité.
Et c'était extraordinaire!
La vie semblait, de loin, un éternel recommencement: Asora avait été élève, promue Templière, et la voilà déjà en charge d'un apprenti qu'elle formerait à son tour, qui passera ses épreuves et formera à son tour. Sauf que là, c'était certainement le plus excitant des challenges comme le plus délicat: former la princesse de Muria, l'élève la plus douée de sa génération. La propre fille de son maître!
La peur de tout gâcher était la véritable pression qu'elle s'était mise sur les épaules, la peur de gâcher un véritable "joyaux" pour les templiers et certainement la fille préférée de Jacen. A l'appel de son nom, la petite vint gracieusement se poser devant son nouveau maître. Par la Déesse, qu'elle était jeune! Onze ans à peine. L'âge auquel, normalement, elle aurait dû entendre parler de l'Esprit pour la première fois. Quelque chose de miraculeux, de divin vivait en cette fille, et c'était à Asora de la former.

"Tout se passera bien, j'ai des tonnes de choses à t'apprendre"lui révéla-t-elle en lui posant les mains sur les épaules, pendant que d'autres noms étaient lancés dans la salle.

Elle s'appelait Jelenna.

« Il n'en est pas question ! »

La voix d'Eléa avait retenti, brisant le silence lourd de sens qui s'était installé dans la salle de la couronne. D'ordinaire, une telle virulence n'était du qu'à de maigres problèmes de ci de là, qu'à des simples paysans qui pensaient pouvoir se défaire de l'emprise Amazone, ou plutôt, comme se prêtait si bien à le dire le Conseil, de la protection de la cité des femmes libres. La princesse était connue pour ses éclats de voix mais également pour son bon sens, une fois le calme revenu miraculeusement dans sa tête. Ce calme s'appelait en général Jelenna et c'était bien pour cela que leur mère, la souveraine en titre, demandait à la petite fille d'assister à chacun des Conseils où siégeait Eléa. En silence, la cadette apaisait l'âme de l'ainée par l'Esprit et si elle excellait dans ce domaine, force était de constater qu'elle n'appréciait que peu ce genre d'activités. Loin d'aimer les intrigues de la Cour et de sa cité natale, Jelenna préférait passer son temps avec ses frères et soeurs cadets, avec les loups de sa soeur ainée ou encore, avec les Templiers. Quelques mois auparavant, quelques années mêmes maintenant, Eléa avait consenti à plier devant ses désirs et ainsi, outre la formation de Sentinelle que lui prodiguait Kiera, la petite demoiselle avait pu suivre non sans un réel plaisir, les traces de son père.
Tamawa était une cité magnifique. La première fois que l'enfant avait pénétré dans l'enceinte de la cité neutre, elle n'avait pas pu s'empêcher de le penser et ce, bien que la guerre à cette époque fut à leur porte. Même assiégée, la cité des Templiers conservait sa splendeur et son éclat, même défigurée par la cruauté des dieux, elle demeurait splendide et paisible. Tout dans la cité aspirait à la paix, comme si l'aura des Templiers dominait avec douceur le reste du monde. Les mois de captivité auprès d'Azael avaient appris à la demoiselle à pardonner, à oublier le mal qu'on avait pu lui faire et c'était dans ce pardon perpétuel que Jelenna avait trouvé la force de ne pas sombrer dans les abîmes de la folie ou pire, dans ce de l'outre-tombe. Son caractère paisible n'en avait été que renforcé et même si de ses flèches, certains avaient péri, la petite n'en avait éprouvé aucune satisfaction. Son Esprit était en permanence connecté au monde, capable de sentir les êtres vivants proche d'elle aussi sans doutes était-elle incapable de faire du mal à quelqu'un à moins que les circonstances ne l'exigent, et encore. Jelenna était le calme dans la tempête, on n'avait eu de cesse de le lui répéter même si aujourd'hui, du haut de ses onze jeunes années, elle avait attisé la tempête.

« Mère, tu ne peux accorder telle folie ! » poursuivi avec véhémence l'héritière.

De son siège, Jelenna se taisait, consciente que son avenir se jouait sous ses yeux tout comme elle avait parfaitement connaissance que son intervention n'était pas souhaitée, ni même souhaitable pour l'heure. Eléa était trop en colère et mieux valait attendre que le calme se fasse un peu quoi que Philéa ne semblait pas dans de meilleures prédispositions. En effet, la reine, agacée par la colère de son ainée, commençait à se fermer et Jelenna ne connaissait que trop bien sa mère pour savoir que cela n'augurait rien de bon.

« Eléa, je te prierais de garder ton calme et de faire preuve de respect envers moi. » lâcha froidement leur mère.

Si le jeune princesse se tassa quelque peu dans son siège, celui de sa soeur vola derrière elle lorsqu'elle se leva et reprit son laïus. Tout y passa, la sécurité de sa petite personne, celle de la cité ou même encore la nécessaire présence de la petite à Muria concernant les relations avec Silmarie ou mieux encore, du fait de son statut de réincarnation. Muria serait défigurée de perdre sa petite princesse bis ... si Jelenna partageait la peine évidente de la princesse héritière, elle ne pouvait en revanche aller dans son sens et ce, pour la deuxième fois de sa vie. Le Temple était un rempart entre elles, la petite fille en était bien consciente mais elle avait également pleine connaissance de son destin : elle n'aspirait qu'à la paix. Guerroyer n'était pas de son fait, pas de son ressort, elle laissait cela à son ainée mais protéger les faibles, les nécessiteux, voilà qui était dans ses cordes ! Ne pouvait-on pas ne serait-ce qu'une fois lui accorder une faveur ?
Jacen avait préféré s'abstenir, sans doutes valait-il mieux qu'il brille par son absence, la colère d'Eléa contre Philéa aurait été mille fois pire contre leur père. En effet, la noble dame considérait que leur père était l'origine de tous ces maux, pire encore, qu'il avait convaincu la petite de rester pour la lui enlever une nouvelle fois ... Philéa était sensible sur cet argument, craignant de perdre sa précieuse fille qui, pendant longtemps, outre avoir été sa cadette, avait été son plus lourd secret. Près de sept longues années de mensonges avaient entouré sa naissance et si Jelenna ne lui en tenait pas rigueur, Eléa ne pouvait s'empêcher de le lui rappeler dans ses accès de colère.

Cela faisait près de deux mois que la petite fille était venue voir sa mère pour quémander audience. D'ordinaire si sage et si polie, Philéa n'avait pas compris de prime abord l'urgence de la demande de Jelenna et celle-ci avait du insister ce qui, visiblement, n'était pas son genre. Intriguée comme inquiétée, la mère avait décidé de lui accorder ce qu'elle demandait jusqu'à entendre ce qu'elle voulait. Vivre au Temple la moitié de l'année avait été une déchirure pour Philéa et ce, même si la petite n'avait en réalité passé que peu de temps dans la cité neutre comparé à celui qu'elle avait passé dans sa cité natale. L'attentat contre Lùkhas, la naissance de la petite héritière ou encore, celles de Sansa et de Lyanna l'avait poussé à venir plus souvent que prévu à Muria et au final, elle n'avait passé que peu de temps en compagnie de son père, assez cependant pour comprendre ce qu'elle voulait le plus sincèrement au fond de son coeur.
La paix.
Ce mot n'était qu'illusion dans la bouche des adultes et surtout dans celle de sa propre mère qui ne tarderait pas à repartir en guerre si cela offrait sécurité et satiété à sa cité mais pour elle, ce mot avait la valeur des dieux. Il était pour elle bien plus que cela et voilà pourquoi elle avait demandé à suivre la formation de Templier de sorte qu'on lui attribue un maitre. Voilà ce que craignaient tout autant sa mère que sa soeur, même si la première avait respecté son choix après une nuit de conseils. Eléa n'avait pas la sagesse de la souveraine Amazone, plus que tout, elle avait surtout peur. Si la princesse héritière n'hésitait jamais à attaquer, à guerroyer par les armes comme par les mots, elle avait en revanche peur d'une chose : que l'on touche à sa famille et plus précisément, à sa Jelenna. Enfants, elles avaient vécu seules pendant près de huit ans et surtout, elles avaient partagé ce lien étrange qu'était l'Esprit. Une relation fusionnelle était née et ne risquait pas de disparaître aux yeux de la petite fille pour une simple formation au Temple. Pour Eléa, il était évident que sa cadette allait lui préférer leur père et les Templiers.

« J'ai juré fidélité à cette cité autant qu'à ton coeur Eléa » se contenta-t-elle de répondre lorsqu'elle eut conscience que le moment était opportun.

Le silence retomba entre les deux femmes comme si son intervention leur avait rappelé sa présence. Les joues de Philéa avaient commencé à se teindre du même rouge vif que sa robe tandis que celles d'Eléa demeuraient blafardes. Avec un sourire timide et rassurant, Jelenna se leva et s'en alla se placer entre elles deux avant de reprendre d'un ton calme :

« Je ne trahi ni Muria ni ma famille en faisant ce choix. Je ne peux en revanche rester ici sous peine de me sentir tel l'oiseau prisonnier de sa cage. Tu n'aspires qu'à la colère quand je ne veux que la paix. Je t'aime Eléa mais ce choix ne t'appartient pas. »

L'espace d'une seconde, Jelenna sentit la colère exploser dans l'Esprit de sa soeur ainée le temps que cette dernière lui ferme son Esprit. Elle savait l'avoir blessée, non intentionnellement certes, du fait de la candeur de ses propos, mais c'était quelque part un mal pour un bien. Son avenir se jouait à cet instant et peu importaient les peurs frivoles de la jeune femme, Jelenna savait où était sa place et devait le lui faire comprendre.

« Tu n'as pas ton mot à dire Jelenna » argua avec un calme difficile la jeune femme.

« Désolée de te contredire » lui répondit-elle avec patience.

Elle était le calme dans la tempête.
Philéa attendit visiblement que sa cadette s'exprime aussi prit-elle la parole d'un ton paisible, ne cessant d'envoyer des ondes apaisantes à sa soeur bien que cette dernière lui ai fermé son Esprit.

« Eléa, ta place est ici, ton destin est tracé dans la pierre de cette demeure tandis que le mien est encore indécis. En compagnie d'Azael, j'ai compris que la paix était la seule chose à laquelle j'aspirais et je te sais suffisamment incapable de cruauté pour m'en priver. Je ne quitte pas Muria, bien au contraire, je veux simplement apprendre l'art de la paix et, sauf ton respect, seul l'assentiment de maman peut décider en cette cité. »

La jeune fille savait qu'elle attaquait un peu durement les convictions comme les croyances de son ainée mais peu importait, elle aurait tout le temps de se faire pardonner et sans une argumentation forte, elle se savait perdu aux yeux d'Eléa. Mieux valait marquer le coup avec cette dernière plutôt que de la laisser faire des siennes, cela, Jelenna l'avait compris bien assez tôt. Si elle aimait éperdument la princesse, cela ne l'avait jamais empêché de la remettre à sa place quand elle estimait, du haut de son jeune âge, qu'elle allait trop loin.

« Aedan, Lùmen, Lùkhas ou encore Sansa, Elana, Denea et Lyanna ont besoin de toi en ces murs. Mère également, quant à moi, si j'ai besoin de toi, j'ai tout autant besoin de papa. Seul, il est incapable de faire grand chose, tu le sais bien ! »

L'humour ne fit malheureusement pas mouche mais la petite ne s'en fit pas pour autant et poursuivit sur le même ton, ayant soigneusement préparé à l'avance ses propos :

« Je vais suivre la formation de Templier, quoi que tu en dises, en revanche, je peux te promettre une chose, je resterai fidèle à Muria. »

Des paroles bien solennelles dans la bouche d'une enfant mais Jelenna connaissait son ainée par coeur. Elle lisait en elle dans un livre ouvert, et si l'inverse était vrai, alors le compromis qu'elle allait lui proposer suffirait à calmer les angoisses de la jeune femme.

Muria avait toujours été son berceau, son âme, ses poumons et bien qu'elle aspire désormais à vivre officiellement la moitié de l'année à Tamawa, cela ne changerait jamais. De tout temps, la cité resterait sienne, ses recoins, ses femmes, ses enfants, ses rires, la clameur de ses armes, tout cela lui serait à jamais familier et gravé dans son coeur voilà pourquoi, bien qu'elle n'eut partager ce secret qu'avec sa mère et sa soeur ainée, elle ne serait jamais Templier. Si elle n'aspirait qu'à la paix, la petite fille savait également que jamais Muria ne se passerait d'elle tout comme jamais elle ne pourrait se passer de sa cité natale. Sa fidélité était sans faille envers sa famille aussi avait-elle affirmé qu'elle ne parviendrait jamais à l'acte final de sa formation quoi qu'il lui en coûte. Cela avait calmé les peurs de son ainée et celles, plus discrètes de sa mère qui voyait en ce départ la perte de l'élément calme de sa « portée ».
Muria serait à jamais sa demeure et cela, Jelenna l'avait compris très tôt.
Ainsi, si Philéa lui avait permis de suivre la formation, et si Eléa lui avait donné son autorisation qui, bien qu'elle n'en eut pas besoin, lui était importante, la petite princesse bis avait sacrifié son rêve d'avenir.
Son secret.
Jamais elle ne serait Templière, mais au moins en aurait-elle suivi la formation.

« Je te le promets », la petite s'entendait encore murmurer ces mots à son ainée lorsqu'elle dut entrer dans la pièce.

Son père l'avait prévenu de la solennité de l'instant mais quoi qu'il en soit, la petite fut tout de même effrayée l'espace d'un instant. La salle était plus grande qu'elle ne l'avait pensé et Jelenna s'y sentait ridiculement petite. Le vent glacial de ce début de printemps soufflait au dehors tant et si bien qu'elle en avait des frissons malgré la douce chaleur des environs. Philéa avait glissé dans ses bagages ses plus belles robes et la petite princesse avait longuement hésité sur la tenue adéquate. Elle ne voulait paraître ni dédaigneuse, ni hautaine et en même temps, elle souhaitait de tout coeur se montrer sous son plus beau jour pour son père qui, à sa plus grande surprise, ne faisait pas partie des maitres à qui l'on attribuait un apprenti mais faisait partie du jury, aux côtés de son éternel ami Jiven. L'ombre d'un instant, la jeune fille prit peur, se disant qu'on allait lui refuser la grâce qu'elle avait demandé à savoir être formée soit par son père, soit par Jiven mais maintenant qu'elle était entrée, quoi qu'ils aient choisi, elle ne pouvait plus faire marche arrière, pas après les beaux discours qu'elle avait tenu devant mère et soeur.
La presque adolescente se tenait droite comme un « i », sa chevelure bouclée et blonde aux reflets auburn cascadant le long de son dos, quelques mèches tombant sur ses épaules. Une robe aux tons bleus marine rehaussait la pâleur naturelle de son teint tandis qu'un léger anneau d'or courait le long de son bras droit, nu comme le gauche. Son regard parcouru l'assistance avec espoir mais son père ne semblait pas vouloir lui accorder la moindre attention. Son coeur se serra et les larmes furent non loin de rouler sur ses joues mais la petite se retint.

« Jelenna Ryran »
Elle crut presque rêver en l'entendant. Son coeur manqua de se briser mais pourtant, elle fit gracieusement un pas en avant comme le voulait la coutume et posa son regard anxieux dans celui de Jiven. Le Directeur lui sourit non sans une certaine tendresse qu'elle attribuait autant à son jeune âge qu'à son statut ou encore, à sa filiation, avant d'annoncer quelque chose comme « Asora ». Son coeur manqua de battre à nouveau et son regard se plongea plus intensément dans celui de son père qui prit un air désolé. Quelque peu déçue mais surtout en colère contre ce dernier, la petite fille sourit néanmoins et alla rejoindre la jeune femme qui l'attendait à l'autre bout de la salle.

Au fur et à mesure qu'elle avançait, Jelenna ne pouvait s'empêcher de sourire en repensant aux conditions posées par sa soeur ainée. « Tout sauf la pétasse blonde » avait-elle précisé ... si seulement elle pouvait se douter de ce qu'ils avaient décidé pour elle ! Si la petite fille en voulait quelque part à son père, cela fut bien vite oublié dans chaque pas qui la rapprochait de l'Astorg. Impressionnée. Jelenna l'avait toujours été face à la jeune femme et le fut d'autant plus aujourd'hui, tant et si bien qu'arrivée à sa hauteur, elle put seulement bredouiller :

« Dame Asora » sans se souvenir du reste du cérémonial et sans oser poser ses yeux sur la belle Templière.

Fixant le sol avec désespoir, la jeune fille ne s'attendait pas à un élan d'affection de cette sorte ni même à ce qu'Asora soit aussi enthousiaste ce qui ne manqua pas de la faire redresser la tête, l'air étonné mine de rien.

« Je l'espère » s'entendit-elle répondre timidement.

Elle ne doutait pas que la jeune femme n'ai pas beaucoup de choses à lui apprendre cependant, elle doutait que tout se passe aussi bien qu'elle ne le prétendait mais, devant l’ambigüité de sa réponse, elle s’empourpra et se dépêcha d'ajouter :

« Que tout se passe bien ! »

Maladroite, comme son père.

Jelenna se sentait mal.
En réalité, elle avait secrètement espéré que son père la formerait et qu'ainsi ils pourraient rattraper le temps perdu … mais au lieu de cela, ce dernier avait fait le choix de la confier à sa propre élève et si Jelenna avait un profond respect pour la jeune Astorg, elle était sensiblement déçue par le choix de ce dernier et allait même jusqu'à lui en vouloir. Incapable de se remettre de ses émotions, la petite fille attendait la fin de la cérémonie, espérant sincèrement que son père lui faisait une mauvaise farce. Cependant, cela ne semblait pas être le cas. Alors la petite demoiselle se fit une raison et tenta de se calmer, de calmer son cœur et de comprendre ce qu'il se passait. Ainsi, Jacen avait fait le choix de la confier à Asora, c'était donc qu'il avait toute confiance en elle, ce dont la petite ne doutait pas. Elle appréciait la jeune Astorg mais il lui était pour l'heure difficile de se sentir proche de cette dernière et ce, malgré le contact physique qu'elle exerçait sur ses épaules et le sourire doux et avenant qu'elle lui offrait.

Jelenna était déçue.
La petite princesse ne pouvait mentir sur ce point mais au fur et à mesure de la cérémonie, tandis que personne ne parlait en dehors de Jiven qui annonçait les couples maîtres/élèves, elle se sentit enfin seule avec elle-même et fit le point. Certes son père ne la prenait pas comme élève mais ce n'était pas peut-être pas plus mal ? Sans doutes avait-il estimé qu'il lui serait difficile d'enseigner à sa propre fille … A bien y réfléchir, Jelenna ne pouvait que comprendre son père d'avoir fait ce choix mais en même temps, elle ne pouvait s'empêcher de lui en vouloir, de gâcher cette chance qu'elle avait eut tant de mal à saisir d'enfin mieux se connaître …
A moins que Jacen n'ai pas voulu prendre sa fille sous son aile de part son statut. Réincarnation divine, princesse Amazone, avait-il préféré l'éloigner de lui, le co-directeur du Temple, parce qu'il pensait que cela lui serait préjudiciable ?

La douceur et la bienveillance d'Asora fini par percer la brume de troubles que la petite avait tissé dans son Esprit. Petit à petit, le simple contact qu'elle exerçait sur ses épaules suffit à écarter les mauvaises pensées de la demoiselle. Au fur et à mesure que le temps passait, la jeune princesse commença à se focaliser plus encore sur la situation et au final, elle conclu que le choix de son père, s'il était terrible de son point de vue, était le plus logique. Enfant exceptionnelle d'après certains, elle attisait la convoitise des plus puissants et Jacen ne souhaitait pas, en la prenait sous son aile, accentuer le statut privilégié qu'elle avait déjà au sein du Temple du fait de son jeune âge et de l'étendu de ses dons. La déception fit place à la sagesse, comme toujours chez la petite … Jelenna avait cette qualité de toujours analyser la situation avant d'agir et d'en tirer les émotions adéquates. Si aujourd'hui elle se sentait quelque peu seule, elle comprenait la réaction de son père et savait qu'il ne tarderait pas à s'entretenir avec elle.

Un instant, la petite fille eut l'impression de sentir comme de l'angoisse de la part de son nouveau maître mais cette impression disparu aussitôt de sorte qu'elle mit ça sur le coup de ses propres sentiments. Elle même était angoissée à l'idée que Jacen ne soit pas son maître. Certes elle connaissait Asora depuis longtemps maintenant et elle avait pour elle tout autant de respect que pour Eléa ou Jiven, cependant, la décision l'avait prise de court. Les années passées au Temple par intermittence lui avaient montré une image différente de la jeune femme mais quand bien même, Jelenna ne se sentait pas à la hauteur de devenir son élève.
Asora était l'élève la plus douée de sa génération, du moins aux yeux de la jeune adolescente, et savoir qu'on confiait son éducation à cette jeune femme talentueuse ne pouvait que la stresser davantage ! L'idée même de décevoir son père pesait sur les épaules de l'enfant mais bien étrangement, la peur de décevoir la demoiselle lui semblait encore plus insupportable …

Les affectations furent bien trop vite à son goût terminées.
Jelenna chercha l'espace d'une seconde son père du regard avant de se rendre compte qu'elle était stupide de réagir ainsi. A ne chercher que la raison de son affectation plutôt qu'à s'en réjouir, elle allait blesser la jeune Templière et c'était tout sauf ce qu'elle voulait faire !

Asora reprit la parole tandis que la petite réfléchissait à ce qu'elle allait pouvoir dire pour excuser ses pensées qui n'avaient sûrement pas pu échapper à son nouveau maître Si elle avait perçu ses pensées et ses sentiments, et c'était forcément le cas, Asora devait être rudement déçue de la réaction de son élève … Jelenna s'attendait clairement à ce qu'elle la réprimande ou au moins, à ce qu'elle lui dise quelque chose à ce sujet mais il n'en fut rien. Au contraire, la jeune femme se contenta de lui poser des questions qui n'avaient … rien à voir !
Cela ne manqua pas d'étonner la petite demoiselle qui ne répondit pas tout de suite.

« Merci ... » se contenta-t-elle de répondre timidement.

Le silence se fit entre les deux jeunes femmes et il fut bien vite insupportable pour l'Amazone qui se dépêcha de reprendre la parole, piteusement, pour s'excuser :

« Je suis désolée … je pensais que mon père aurait … enfin je pensais qu'il serait désigné pour … » elle cessa de parler, consciente qu'elle allait faire plus de mal que de bien, avant de finalement ajouter, « Dame Asora, je suis honorée d'être votre élève, je suis désolée, je pensais naïvement que mon père me prendrait sous son aile mais je me rends compte de la chance que j'ai de vous avoir pour professeur, j'espère ne jamais vous décevoir ! »

La petite avait parlé avec tant de sincérité que ses membres en tremblaient presque. Lorsqu'elle eut fini de s'excuser, et elle espérait que la jeune femme comprendrait le sens de sa pensée et le fond de ses sentiments pour ne pas lui en vouloir de trop, elle reprit la parole, encore plus timidement, pour finalement répondre à la question posée par son nouveau maître :

« Si vous m'acceptez toujours pour élève, je serais ravie de m'installer avec vous ! Je pense en revanche que mon père sera plus rétif à cette idée ... »

Quelque part, inconsciemment sans doutes, la petite demoiselle espérait surtout que son père dirait non. Le dortoir ne lui manquerait pas du tout, pour sur, mais pour autant, il ne cessait de lui proposer de partager sa chambre comme Aerin partageait celle de Jiven mais Jelenna s'y refusait de peur que les autres élèves le prennent mal. Son statut déjà privilégié bien qu'elle n'en joue pas n'aidait pas à se faire des amis alors mieux valait éviter d'attiser la haine et la jalousie … Mais quelque part, la petite aurait voulu être encore une fois particulière aux yeux de son père. Les enfants ont besoin de briller aux yeux de leur parents, surtout quand ils ne les connaissent que depuis peu …

« Je … je crois que maman m'a donné une jolie robe mais … pourquoi ? »

Visiblement, Jelenna n'était pas au courant de toutes les coutumes et traditions du Temple … Naïvement, comme poussée par sa culpabilité, elle ne put cependant s'empêcher d'ajouter :

« Vous … ne m'en voulez pas trop ? »

Sans même s'en apercevoir, elle ajouta tout bas :

« Vous croyez que papa ... »

Jelenna ne dégageait pas la même sérénité que d'habitude, quelque chose qu'Asora peinait à déterminer sans entrer dans l'Esprit de la jeune fille, ce qui serait fort impoli pour une première journée et une première heure ensemble. Si, les mois précédents, Asora n'hésitaient pas à le faire tant qu'elle voyait l'amazone comme une élève comme les autres, maintenant qu'elle était la sienne changeait bien des choses. Elles devaient se faire confiance et Jelenna devait apprendre à s'ouvrir à son maître sans retenue. Mais que la tentation était grande de chercher à savoir ce qui se passait dans sa tête ! Une question bientôt vite résolue, Jelenna ayant décidé de ne pas retenir en elle ses sentiments et ses questions.
Quelle déception Asora pouvait sentir dans ses mots ! Si sur le coup elle se sentit un peu piqué par la réticence de sa jeune élève, elle s'obligea à comprendre ce que cela pouvait signifier pour elle. Jel' pensait être l'élève de son père, mais ce genre de choses n'arrivaient pas cependant. C'était plus un accord officieux, une coutume, qui voulait que les prises en charge ne se fassent pas dans la même famille. Mais à travers Asora, c'était pourtant l'enseignement de Jacen que Jelenna obtiendrait, ou tout du moins une partie ! Cependant, il fallait bien comprendre que ce n'était pas plus son enseignement mais bien sa présence qui pouvait manquer à la petite. Entre ses nouveaux enfants en bas âge et ses déplacements à Hoshizora, il devait en effet être très difficile de le voir.

"Tu commences une nouvelle vie tu sais. Et puis ton père n'a plus rien à dire maintenant, on a le droit de faire presque ce que l'on veut toutes les deux ! A commencer par se faire belle pour ce soir!"

Devant sa crédulité, Asora se rappela que c'était certainement la première fois qu'elle assistait à cette cérémonie et qu'elle n'avait apparemment aucune idée de la suite.

"Ce soir nous allons participer à un dîner avec les maîtres et les nouveaux élèves. Il y aura ton père aussi, et c'est le seul événement vraiment officiel des templiers. Voilà pourquoi nous devons être impeccable toutes les deux."

Asora se baissa pour être au niveau de la petite fille. Elle pouvait être aussi puissante qu'on le disait, réincarnation d'une déesse, elle n'avait jamais semblé aussi petite qu'à cet instant.

"Ton père sera là, et il sera très ému de te voir à mes côtés. Alors je ne t'en voudrais que si tu y vas avec cette mine déconfite ! C'est le jour où ton père aura le droit de montrer qu'il est fier de toi alors cela vaut quand même le coup d'essayer. Alors première leçon: essayons de voir ce qu'on peut faire avec cette robe !"


[désengagement des deux!]