J'avais du mal à me concentrer. Non pas que l'exercice ne m'intéressait pas mais j'étais... perturbé, quelque chose m'empêchait de disposer de toutes mes capacités. Je savais ce qui en était la cause, me le rappeler ne faisait que me torturer davantage encore... Alors j'ai préféré oublier ou du moins, essayer d'oublier. Tout mon mal avait été cloisonné au fin fond de mon esprit mais il fallait croire que je n'étais pas capable d'effacer mes souvenirs sur demande. Je devais composer avec, même si je faisais tout pour le cacher : loin de moi l'idée d'aller crier au scandale, je préférais garder tout cela pour moi et, autant que faire se peut, que personne d'autre ne s'en aperçoive. Globalement, cela fonctionnait bien. Mis à part quelques remarques à propos du fait que l'on me trouvait un peu tendu – voire irritable – et plus distrait encore que d'habitude, personne ne se rendit compte de rien.
Mon soucis, s'il y en avait un, c'était ma capacité incroyable à me perdre dans mes pensées. Somme toute, je réfléchissais trop et ça ne me réussissais pas. Des dizaines de fois je m'étais refais ces derniers jours en imaginant ce qu'ils auraient été si tel ou tel élément avait été différent. Y penser me berçait de douces illusions et le retour à la réalité n'en était que plus cruel. J'avais beau essayer de tout mon cœur, me concentrer plus que je n'avais jamais été capable de le faire, je finissais toujours par divaguer tôt ou tard. Pour la première fois de ma courte vie, j'aurais voulu être un idiot incapable de réfléchir, un laquais tout juste bon à hocher la tête sans jamais rien remettre en cause. Mais je n'étais pas de ceux-là, je n'étais pas prêt à accepter les récents événements et pour cause, ils m'indignaient. Pire, ils me blessaient, comme si l'on m'avait planté un poignard dans le dos et comme si une fois ne suffisait pas, la torture recommençait à chaque fois que j'avais le malheur d'y penser... Trahison, je ne voyais pas d'autres mots pour en parler, encore que celui-ci ne soit pas tout à fait exact. Je me sentais trahi au plus profond de moi-même et mes espoirs étaient brisés.

Mes yeux s'ouvrirent. J'étais dans le jardin d'Ankdor, mon unique foyer, celui à qui je devais mes malheurs. La caresse de la bise automnale sur ma peau me fit revenir revenir à l'instant présent, interrompant le cours de mes pensées. C'était mieux ainsi, je me faisais du mal pour rien. Assis sur un petit banc de pierre, les coudes appuyés sur les cuisses, je m'entraînais ou plutôt, j'essayais de m'entraîner. À en juger par le soleil, cela devait bien faire une heure ou deux que j'étais ici, malgré que je n'avais le souvenir de m'être exercé une dizaine de minutes tout au plus, avant d'être distrait par je ne sais quoi. Je me perdais souvent ces derniers jours, parfois plusieurs heures d'affilée, repensant encore et toujours à la même chose. Cela ne m'aidait pas, c'était un fait : j'en sortais à chaque fois de plus en plus mal, de plus en plus blessé.
Bref, je devais m'y remettre. J'aurais de loin préféré m'exercer aux armes, au moins cela aurait-il accaparé toute mon attention mais j'avais cependant d'autres talents à entretenir que l'art du combat et la manipulation de l'Esprit. Aujourd'hui, mes dons de Mysticisme étaient les principaux sujets de l'entraînement, et autant dire que cela était assez compliqué. Pas la magie en elle-même, je la maîtrisais relativement bien et je n'avais guère de difficulté à en faire ce que je voulais. Non, le problème était que le Mysticisme, au même titre que l'Illusion, demandait un travail spirituel conséquent. Comme toutes les formes de magie existant en Azthia, il fallait visualiser, canaliser son énergie et tout ce genre de choses qui me laissaient en proie aux démons qui me torturaient, puisque je demeurais pour ainsi dire inactif. Voilà pourquoi j'aurais voulu aller manier une arme : je ne pensais plus et restais concentré sur le moment présent.
Une profonde inspiration et je me replongeais dans ce que j'étais venu faire. Les yeux de nouveau clos, j'entrepris de faire appel à un esprit animal afin qu'il me fasse bénéficier de certaines de ses caractéristiques. J'avais invoqué le loup, bête libre et sauvage. L'inspiration suivante m'amena des sensations toute particulières, que j'étais incapable de ressentir en temps normal. Et pour cause, humains et Elfes n'étaient pas supposés y parvenir, leur odorat n'était pas si développé. J'avais emprunté le flair du loup et sans ouvrir les yeux, je parvenais à sentir à peu près tout ce qui m'entourait, comme mon nez était assaillit par mille et une senteurs. L'odeur forte de la terre, celle des feuilles desséchées et jaunies par l'automne, ... tout était bien jusqu'à ce qu'une fragrance bien connue n'arrive à proximité. Je n'avais même pas besoin d'ouvrir les yeux pour savoir de qui il s'agissait. Auween. Ma chère jumelle. Je tenais tant à elle et pourtant, sa présence me faisait souffrir. Ce n'était pas sa fautes, elle n'y était pour rien dans ce qui m'arrivait mais il n'y avait rien à faire, je ne pouvais plus demeurer le frère que j'étais encore pas plus tard que la semaine passée. Je n'en étais pas capable, c'était au dessus de mes forces et quand bien même j'aurais pu faire abstraction de mes sentiments, elle n'avait plus besoin de moi. Que pourrais-je apporter, moi, Ewan Räfalnir, à ma sœur qui était devenue une Templière à part entière ?
Quand elle me salua, je renonçais à l'esprit du loup et la regardais. Elle ne différait en rien de d'habitude, elle était toujours la sœur qui m'avait soutenu toute ma vie durant mais malgré tout, je sentais aujourd'hui qu'une barrière invisible me séparait d'elle, celle de ma propre incapacité. Je n'avais pas pu devenir comme elle et cela avait mis de la distance entre nous et lorsque je franchissais le fossé qui nous séparait, cette indicible torture recommençait, comme si quelqu'un se plaisait à me rappeler qu'Auween avait réussi là où j'étais un raté. Aussi, cette distance, je n'essayais plus de la franchir.

« Bonjour » répondis-je sur un ton neutre, « J'allais justement partir, j'ai des choses à faire. On discutera une autre fois si tu veux bien »

Je fuyais. Le pire, c'est que je n'en avais même pas honte et pour cause, j'étais persuadé que cela valait mieux pour nous deux. Je lui épargnais d'avoir à traîner le boulet que j'étais tandis que j'échappais moi-même au rappel perpétuel de mon incompétence. J'avais ainsi laissé la distance s'installer au fil des jours, n'hésitant pas à la marquer volontairement en fermant mon Esprit à ma sœur et en évitant autant que je le pouvais mes rencontres avec elle. Ce lien qui nous unissait tous les deux depuis bien longtemps, ce contact spirituel permanent, je n'avais pas hésité une seconde à le rompre. Je me sentais vide, comme s'il manquait quelqu'un à mon équilibre mais cela valait sans doute mieux. Pour notre bien-être respectif, nous ne pouvions plus être aussi proche qu'auparavant. Ceci dit, je savais qu'Auween ne comprendrait pas mon point du vue et que, inquiète, elle viendrait me voir tôt ou tard pour me demander des explications. Préférant garder mes malheurs pour moi, j'en étais venu à redouter ce jour. Hélas, il semblait que je n'aie pas de délais supplémentaires : franche et directe, ma jumelle me demande ce qui clochait avec moi, comme elle me retint par la main alors que je ne désirais qu'une seule chose, m'enfuir.

« De la distance ? Mais qu'est-ce que tu racontes, Auween ? Je ne mets pas de distance, je suis simplement occupé ces derniers temps »

J'éludais une fois encore. Tel le lâche, j'esquivais le problème pour le remettre à plus tard, espérant secrètement que les choses s'arrangeraient d'elles-même. Je n'étais pas du genre à fuir la confrontation quand elle devait avoir lieu et pourtant, aujourd'hui, dans cette situation particulière, je me reconnaissais à peine. Je me trouvais lamentable, à fuir ainsi devant ma propre sœur, juste parce que je ne savais ni ne voulais exprimer mes sentiments. Blessé, je l'étais et mon comportement montrait que je tenais à garder ces problèmes pour moi. Ils ne regardaient que moi, subtil mélange de jalousie, d'injustice et d'espoirs brisés, d'autant qu'au fond de moi, je savais qu'il s'agissait du genre de choses qu'il valait mieux ne pas étaler. Tout déçu que j'étais, je n'avais pas le droit d'être habité par de tels sentiments.

Cependant, Auween était ma sœur, la personne qui me connaissait le mieux au monde, celle à laquelle j'étais le plus attaché, aussi savais-je que mon mensonge ne prendrait pas. N'avais-je pas coupé notre lien ? N'était-ce pas là une pratique qui dénonçait mon mal-être actuel ? A fond de moi, je savais qu'elle ne me crut pas une seconde. Aussi doué pouvais-je être pour mentir et taire mes sentiments, je ne pouvais lui cacher certaines choses.

« Tu n'as rien fait, non, et tu n'as rien à te reprocher » soufflai-je enfin, « maintenant laisse-moi, s'il-te plaît... »

Doucement, je dégageais ma main de la sienne et m'en allais sans un regard. Depuis le début je ne l'avais pas une seule fois regardée dans les yeux, comme les siens, inquisiteurs, allait me mettre à nu. Ainsi, je préférai m'en aller, échapper à cela car je savais que j'allais craquer si elle insistait, je le sentais. C'était déjà une telle souffrance de mentir ainsi à ma sœur, sauf que je ne pouvais lui parler de mon malaise : toute innocente soit-elle, sa présence me faisait mal, de par la déception que m'avait occasionné sa promotion alors que je demeurais un simple apprenti autant que par ce sentiment de culpabilité qui émergeait quand je me rendais compte d'une façon ou d'une autre, inconsciemment, j'impliquais Auween là-dedans. C'était idiot, je le savais. Je devrais la féliciter pour sa réussite et non l'éviter, elle avait des capacités que je n'avais pas et quand bien même ce n'était pas sa faute, la voir me rappelait ma propre faiblesse.
Peut-être qu'au fond, je n'espérais qu'une seule chose, que quelqu'un me rattrape.

Elle était bien ma sœur, nul doute là-dessus. Auween n'avait pas cru une seule seconde à mon mensonge, tout aussi crédible pouvait-il être. Je devais bien m'en douter pourtant... Comment aurais-je pu justifier un tel changement de comportement de ma part ? En prétextant être juste occupé, comme je venais de le faire ? Non, bien entendu que ça n'allait pas marcher. Les plus crédules y auraient peut-être cru, de même que les gens qui ne me connaissaient pas beaucoup, encore que quelques-uns me suspectaient d'être dans une mauvaise passe. De toute façon, je n'espérais pas que ma sœur se laisse berner, nous étions après tout constamment ensemble ou presque depuis la naissance, d'autant que notre relation fusionnelle était agrémentée de notre lien spirituel. Voilà dix-neuf ans qu'elle me connaissait, dix-neuf ans où elle avions appris à nous connaître et nous aimer, mon mensonge n'avait pas la moindre de chance de fonctionner mais faute de mieux, je lui avais servi cette bien piètre excuse.
Tôt ou tard, elle aurait remarqué mon comportement pour le moins étrange et je m'attendais à sa venue dans les jours qui venaient. Je savais qu'elle viendrait et pourtant je redoutais la confrontation avec Auween. Je craignais de ne pouvoir lui mentir longtemps, qu'elle puisse entendre le grognement sourd de ma jalousie. Elle n'y pouvais rien, je lui avais dit la vérité sur ce point, mais je ne pouvait m'empêcher de nourrir des sentiments néfastes face à cette situation.
Indignation, déception, jalousie, ... je ressentais tout et rien à la fois, ces derniers jours avaient été un triste retour à la réalité pour moi. Dans ma tête, Auween et moi avions toujours progressé de concert et il m’apparaissait évident que nous deviendrons Templier en même temps. Nous étions nés le même jour et nous avions grandi ensemble. Somme toute, nous étions les deux faces d'une même pièce, différentes et similaires à la fois mais surtout indissociables l'une de l'autre. Cette symbiose était aujourd'hui brisée et cela me perturbait. Pourtant, je savais qu'il ne m'était pas permis de penser de la sorte. Là où j'aurais dû être heureux pour elle et la féliciter, je l'évitais, habité par des sentiments impurs qu'il valait mieux garder pour moi. Mais ma jumelle était du genre perspicace et tenace, elle était venue au bout de mon mensonge en deux temps trois mouvements et si elle continuait, je sentais que mon mal-être s'exprimerait de lui-même. J'en viendrais à tout lui dire et elle connaîtrait l'affreuse vérité : je n'étais qu'un enfant égoïste pour qui la réussite lui paraissait déjà acquise.
Cela mis à part, je ne pouvais m'empêcher de m'interroger sur le pourquoi de mon échec. Pour quelles raisons n'avais-je pas même été nominé au poste de Templier ? Étais-je si mauvais, moi qui m'entraînais autant et ne pensais pas être moins bon qu'un autre ?

Son étreinte désespérée me serra le cœur. Elle me suppliait de me confier à elle, de redevenir l'Ewan d'avant, mais c'était hors de ma portée. Je le voulais mais je n'y parviendrais pas pour la simple et bonne raison que je serais meurtri au plus profond de moi-même. Mon orgueil s'en était déjà trouvé réduit à néant et j'avais ensuite laissé la distance s'installer entre nous pour me protéger, pour souffrir moins... La plaie saignait toujours et je ne voulais pas l'aggraver encore, quitte à ce qu'Auween doive souffrir un peu. J'avais essayé de me voiler la face, de me dire que tout allait bien pour rester auprès d'elle... Chassez le naturel, il revient au galop, dit-on ; composer avec ce mensonge fait à moi-même, mes propres sentiments et cette différenciation entre nous deux qui m'était jusque là inconnue m'était impossible et au final, j'étais juste parvenu à me faire du mal. Aussi avais-je décidé de prendre du recul, pour mon bien, pour notre bien. La sonnette d'alarme avait été tirée quand j'avais commencé à lui fermer mon Esprit et je savais pertinemment qu'elle s'inquiétait mais cela valait mieux pour nous, du moins l'avais-je pensé, car je souffrais toujours.

« Je pensais aussi que nous étions deux et qu'il s'agissait là de notre force... » commençais-je.

Elle voulait entendre toute l'histoire, cette affreuse vérité, soir, elle l'entendrait. Elle saurait que son frère peut aussi nourrir des sentiments dont il devrait avoir honte et dont il avait honte – n'était-ce pas pour cela que je me taisais jusque maintenant ? Je levais la tête au ciel, incapable de soutenir le regard de ma jumelle, et je soupirais tel un homme las de ses secrets et qui s'apprêtait à tout révéler.

« Je le pensais, oui, mais il semble que certains en aient décidé autrement. En quoi nous ressemblons-nous, maintenant ? En quoi aurais-tu besoin de moi ? Tu as réussi là où j'ai échoué et ne veux pas t'enchaîner alors va et ne t’encombres pas avec moi »

Je cherchais mes mots. Ma tête grouillait de toutes sorte d'idées que j'essayais tant bien que mal d'assembler pour dire quelque chose. À quoi cela servait-il que je me confie à ma sœur ? Elle n'en était pas vraiment la cause et ne pouvait rien y faire.

« Cela fait sept années que nous sommes au Temple, on s'entraîne tous les deux depuis lors mais Ankdor t'a choisi toi, où vois-tu que nous sommes deux ? Ai-je fait quelque chose pour mériter ça !? » je criais presque, chose surprenante de ma part, et, malgré moi, mon ton était celui du reproche, « N'ai-je pas gagné ma place au Temple ? J'ai passé toutes ces années à apprendre, à m'entraîner, à m'exercer et tout ça pour quoi ? Pour rester éternellement apprenti ! »

J'étais dans une de ces rages sourdes où l'homme s'enfonce de plus en plus quand il y pense. Le pire, c'est que je m'énervais tout seul. J'étais incapable d'exprimer correctement mes sentiments, je n'avais jamais été doué pour cela et ne le serait probablement jamais. Devenir Templier était en quelque sorte mon but, je m'entraînais d'arrache-pied pour être à la hauteur, pour être quelqu'un d'efficace. Être apprenti ne m'apportait rien, je ne pouvais aider personne, je ne pouvais rien faire... Qu'allais-je devenir si l'on me forçait à demeurer l'élève d'Iréa. Non pas qu'elle soit une mauvaise instructrice, je l'estimais même beaucoup mais je voulais faire quelque chose de ma vie ! L'apprentissage était une phase de préparation et j'avais estimé à la fois injuste et blessant que l'on me refuse ce poste car jusqu'à la promotion d'Auween, je pensais qu'elle et étions au même niveau, que je n'étais ni meilleur ni moins bon qu'elle. Cela me paraissait si naturel que je n'avais jamais effectué de comparaison et même maintenant que j'avais le temps de le faire, je ne voyais toujours pas ce que me mettait tant en position d'infériorité face à elle. Certes, elle avait des capacités incroyables, maîtrisait des magies qui m'étaient étrangères mais l'inverse était aussi valable. Peu importe comment je retournais le problème, je ne parvenais pas à trouver où était cette faiblesse, ce manque qui m'avait recalé là où elle avait brillé...

« Pourquoi ? » murmurais-je, soudain plus calme, « Pourquoi pas moi ? J'ai toujours fait mon maximum pour satisfaire aux exigences du Temple... Ce n'est pas à toi que j'en veux, c'est juste que... que tu me rappelles constamment que je ne suis pas assez bon »

Voilà, je lui avait confié ma peine, mes blessures. Elle voulait savoir, et bien voilà, elle avait tout entendu et je ne m'en sentais que plu honteux encore. Je n'étais pas arrogant mais j'avais toujours eu confiance en mes capacités, et voilà que l'on m'avait brutalement ramené sur terre...

J'aurais qu'elle s'en aille, comme je le lui avais demandé, qu'elle me laisse seul, mais je connaissais trop bien ma jumelle pour savoir qu'elle n'abandonnerait pas si facilement. Bien sûr qu'elle allait revenir à la charge, quelle question ! Pour l'instant, elle pleurait mais je ne doutais pas une seconde qu'elle me ferait valoir son point de vue sitôt qu'elle se serait calmée, aussi en avais-je profité pour dire tout ce que j'avais sur le cœur d'une seule traite, avant d'avoir à essuyer sa réaction.
Comme je m'y attendais, ce que je lui dis ne lui plut pas... J'avais parfois du mal à exprimer mes sentiments, tant j'avais l'habitude de les garder pour moi plutôt que de les confier, et quand je le faisais, mes paroles étaient quelquefois mal interprétées. Puis, je ne voulais pas faire part de ma position face aux récents événements. J'avais tenu ma langue plusieurs jours mais aujourd'hui... il fallait que ça sorte. Quitte à ce que ça ne plaise pas, j'avais besoin de me sentir écouté et vu l'insistance de ma jumelle, j'avais fini par craquer devant elle. Le ton employé ne me plaisait guère, comme le montra le soupir excédé qui s'échappa de mes lèvres.

« Ce que tu dit n'a aucun sens. Que le monde soit en paix ne change rien du tout ! La preuve, toi et même Sio' avez été récemment promu ! Ça montre bien qu'il faut plus de Templiers » Je tentais tant bien que mal de garder la tête froide, de ne pas m'emporter comme je venais de le faire quelques secondes plus tôt, « Au lieu de ça, je dois rester apprenti pendant qu'ils me complimentent pour faire passer la pilule plus facilement. Quels bénéfices ai-je à en tirer, sinon me sentir comme un chien que l'on flatte ? »

Je ne fuyais plus le regard de ma sœur, je le fixais. Elle pouvait bien me répondre ce qu'elle voulait, je savais que j'avais raison sur la première partie de ma phrase. Ce qu'elle avait avancé n'avait aucun sens, jamais je n'avais dit que nous n'étions plus de la même famille, juste que nous ne pouvions plus être aussi proche qu'avant. Bien sûr qu'elle restait ma jumelle, jamais je n'avais remis en question leur lien de sang. Seulement j'avais du mal à accepter cette injustice que l'on m'avait faite, d'autant plus quand je ne parvenais pas à trouver ce qui clochait avec moi. Jusque là, j'étais persuadé d'être aussi bon qu'un autre, même s'il y avait rarement eu un esprit de compétition entre moi et mes camarades. Je ne me considérais pas comme mauvais, j'avais mes forces et mes faiblesses comme tout un chacun et, chacun ayant les siennes, je me sentais l'égal des autres apprentis de mon âge. Même les plus jeunes, ceux qui peinaient encore à utiliser leur Esprit, je ne me sentais pas supérieur à eux. Ceci dit, je n'avais jamais douté de mes capacités, j'avais même une certaine forme d'orgueil à ce propos.
Ankdor était pour moi une espèce de grande famille qui m'avait donné les outils pour que je puisse me développer sainement, ce que Meneldil et Tinuviel auraient été incapables de nous offrir, à moi ou à ma sœur. Je m'étais senti trahi par les dernières décisions du Temple et la chute en avait été d'autant plus haute que je le considérais comme une sorte de famille. Avec l'assurance des jeunes adultes, j'avais commencé à déployer mes ailes mais le couperet de l'injustice eût tôt fait de me plaquer au sol... La désillusion avait été cruelle. Pour la première fois de ma vie, je me rendais compte qu'un immense fossé me séparait des autres en terme de capacités et j'en venais à douter : m'étais-je bercé de fausses espérances durant tout ce temps ? Avais-je échoué quelque part ? Apparemment. Mais je ne parvenais pas à trouver où et cela me confortait dans mon mal-être.

« D'autre part, je ne considère pas qu'être Templier est une finalité, c'est justement là où tout commence. C'est pour ça que je ne tiens pas à rester Apprenti plus longtemps ; sérieusement, à quoi je sers, là ? Je passe mes journées à m'entraîner dans l'espoir de devenir un jour Templier car c'est bien à ça que sont destinés tous ces entraînements, non ? En attendant, je ne fais rien d'autre, je ne suis utile à personne en restant Apprenti ! Être promu n'est pas mon seul but, non, mais je ne peux rien faire avant de l'être ! »

J'aurais été fier de moi si j'avais été promu. Pas l'un de ces orgueils démesurés qui rendent arrogant, simplement j'aurais été satisfait de savoir que je pouvais le faire, d'enfin passer à l'étape supérieure. La vie d'élève ne m'avait jamais été insupportable, pas autant que mes paroles le laissaient croire en tout cas. J'appréciais les enseignements que l'on me donnait mais avais-je encore beaucoup de choses à apprendre ? Je passais le plus clair de mon temps à m'exercer, encore et toujours, aux armes et aux branches magiques avec lesquelles j'avais des affinités. Rien de nouveau, en somme. J'étais entre deux chaises, comme un adolescent qui désire plus d'indépendance alors que ses parents le voient encore comme un enfant. Prêt, je l'étais et je n'avais jamais eu aucun doute sur ce fait jusqu'à la promotion de ma jumelle ou plutôt, jusqu'à ma non-promotion. Il me faudrait prendre mon mal en patience – patience que je n'avais plus – et m'améliorer encore, même si je ne savais sur quels points en particulier. Étais-je irresponsable ? Insouciant ? Trop ambitieux ? Je ne me reconnaissais dans aucune de ces propositions, alors où étais le soucis ? La seule réponse qui m'était apparue fut que je devais avoir des lacunes au niveau de mes compétences physiques et cela avait brisé la confiance que j'avais en mes capacités. Les ailes brisées, j'étais retombé dans la fange.

« Pourquoi voulais-tu devenir Templière, toi ? »

J'avais posé cette question avec un calme déconcertant au vu de l'éclat d'humeur dont j'avais fait preuve auparavant. J'avais retrouvé cet air indifférent qui m'accompagnait souvent et je veillerais à ne plu m'emporter comme je venais de le faire. Peu importe combien la situation m'indignait, je garderais mon avis pour moi et moi seul.

Si j’étais allé trop loin, je ne saurais le dire mais je sentais clairement que mes dernières phrases avaient eu de l’effet sur ma sœur, je savais que mes dernières phrases lui avaient fait du mal, beaucoup de mal. Blessée, elle l’était, et je m’en voulais d’avoir prononcé ça aussi durement. Je ne m’étais pas mal exprimé, non, j’avais dit ce que j’avais sur le cœur mais peut-être aurais-je dû employer d’autres termes, quoique nuancer mes termes serait revenu à m’écarter de la vérité. Mais peu importait que je lui aie dit ce que je ressentais, la réaction d’Auween fut sans doute ce qui me blessa le plus. Loin de moi l’idée de la faire souffrir, c’était sans doute la dernière chose que je souhaitais mais les faits étaient là et nous n’aurions jamais le même point de vue quant à ce qui nous arrivait.

J’avais explosé une première fois. Moi qui d’habitude étais plutôt réservé, j’avais lâché ces choses me pesant depuis un moment déjà. Colère et indignation s’étaient immiscées dans ma voix que beaucoup connaissaient d’un calme à toute épreuve. Il n’était pas courant de me voir exprimer si ouvertement mes blessures, même à ma sœur, car je ne voyais pas l’utilité de montrer aux autres où ses trouvaient nos failles. Encore maintenant, je ne savais pas s’il aurait été préférable de garder ça pour moi… Non, ça aurait fini par sortir, un jour où l’autre. Tôt ou tard, j’aurais eu à affronter Auween, d’autant plus qu’elle se doutait déjà que quelque chose ne tournait pas rond. Mon premier accès d’émotions aussi vives depuis longtemps, et j’essayais sans succès de retrouver un masque d’indifférence ou au moins mon calme. Quand je constatais l’effet de mes paroles sur ma jumelle, j’étais anéanti, même si j’étais à peu près persuadé qu’il ne pouvait pas en être autrement. Mon cœur se serrait mais il était trop tard pour revenir en arrière, ça n’aurait eu aucun sens…

« Je… »

Mais je fus incapable de finir ma phrase, ne sachant pas quoi dire. L’éloignement était la meilleure des solutions, elle avait raisons. C’était étrange mais nous fonctionnions ainsi, en quelque sorte ; nous séparer avait marché plusieurs fois pour résoudre mon mal-être, comme lorsque j’étais arrivé au Temple, par exemple. J’avais besoin de temps et de distance, aussi étais-je persuadé qu’une fois encore cela marcherait. Il me fallait faire une mise au point, seul.
Je respirai profondément, cherchant quelque chose à lui répondre dès qu’elle fit une pause. Cependant, mon esprit torturé semblant vouloir mon confiner au silence, elle reprit la parole, chacun de ses mots me serrant davantage le cœur. Quand je serais promu… oui, c’était ça. Je pourrais alors me tenir devant elle sans me sentir inférieur, je pourrais lui parler d’égal à égal et… et je ne sais pas quoi d’autre mais ça résoudrait une partie du problème, j’en étais sûr. Non, je pensais l’être ; je n’étais plus sûr de rien pour le moment, doutes et certitudes se mélangeaient en moi et je ne distinguais rien.

Auween me laissait seul, comme je le lui avais demandé. J’aurais du être content mais sans savoir pourquoi, je me sentais mal. Aurais-je préféré qu’elle s’accroche et continue de me montrer son soutien ? Ou encore qu’elle me rejette, plutôt que de se résigner elle-même à partir ? Je ne savais pas. J’étais juste incapable de réfléchir et la logique n’avait plus vraiment cours dans mon raisonnement… J’avais souhaité qu’elle me laisse seule et pourtant, là, j’étais d’humeur à pleurer. Je ne comprenais pas, je ne comprenais pas ma jumelle, je ne comprenais pas le Temple. Tout claquer, c’était ce que je voulais à l’instant.
Elle s’approcha de moi et se hissa sur la pointe des pieds avant de m’embrasser sur la joue. Ce geste fut celui qui me fit le plus de mal. M’aurait-elle insulté, maudit ou frappé, je n’aurais pas été aussi touché que par cet au revoir qui, d’ailleurs, sonnait comme un adieu. L’impact avait été dévastateur : de ce simple geste, elle m’avait brisé, elle avait réduit à néant le peu de raison restant en moi. Mes lèvres frémirent sans qu’un mot ne puisse en sortir. C’est hagard que je la regardais s’éloigner. Si ma main se leva dans un geste désespéré, comme si je voulais la rattraper, elle retomba le long de mon corps.

Elle était partie.
Je savais que plus rien ne serais comme avant mais j’ignorais si je devais m’en réjouir ou m’en mordre les doigts. Avais-je fait la plus grosse bêtise de ma vie ? Avais-je rejeté la seule personne à-même de m’aider et, qui plus est, avait toujours été là pour moi. Aucune réponse ne m’apparut. De toute façon, je ne voulais plus penser à rien, encore que je ne sache même plus ce que je voulais vraiment. Vide de toute énergie, je me laissai tomber sur le banc tout en me prenant la tête entre les mains. J’avais obtenu ce que je désirais alors pourquoi… pourquoi souffrais-je encore plus ?

[Auween & Ewan désengagés]