« Nous voilà à Cydonia, brave homme ! Allez hop, tout le monde descend ! »
Le cheval qui tirait la charrette finit par s’arrêter, semblant pousser un soupir de soulagement. Même sans l’avertissement de son bienfaiteur, Reyan aurait de toute façon été avisé de leur arrivée à destination : il ne dormait plus depuis un bon moment. La matinée était déjà bien avancée, et le jeune prêtre s’était levé en même temps que le soleil afin de profiter de ce moment de relative quiétude. Relative car les cahots de la route avaient rendu son travail d’écriture plutôt périlleux : en témoignaient les quelques parchemins tâchés d’encre qui reposaient à ses côtés.
Après avoir réuni ses affaires, Reyan quitta lestement ce qui lui avait servi de lit, aussi inconfortable soit-il, puis alla échanger quelques mots de remerciement au charretier. La dette de ce dernier envers celui qui avait sauvé sa femme d’une mort certaine en employant la magie de guérison était payée, aussi refusa-t-il les quelques Talents que le Cydien lui tendait. Surpris par cette réaction peu habituelle, Reyan lui accorda néanmoins la bénédiction d’Abyss, puis d'autres politesses plus tard, les deux hommes se séparèrent : le charretier et sa charrette continuèrent leur route vers Erathia tandis que le fils d’Amazone se dirigeait d’un pas preste vers sa cité.
Les circonstances étant ce qu’elles étaient, Reyan devait bien admettre que la Cité des Arts lui avait manqué. Jamais il n’avait ressenti un aussi fort sentiment de soulagement à l’idée de rentrer « chez lui », même après sa fracassante excursion à Erathia. Peut-être était-ce à cause des épreuves qu’il avait eu à traverser, et qui avaient rendu son départ plus douloureux qu’à l’accoutumée ? Peut-être valait-il mieux ne pas répondre à cette question, se dit le Champion d’Abyss en passant les portes du Joyau Cydien. Le soleil n’était pas encore au zénith de cette belle mais fraîche journée d’automne, et la ville fourmillait de promeneurs ou autres artistes en herbe. Était-ce ses préoccupations qui le coupaient de tous ces gens au sourire léger, Reyan n’aurait trop su le dire, mais il se sentait véritablement étranger au milieu de cette ambiance presque festive, et cette désagréable impression n’était pas balayée par son furtif plaisir de retourner enfin chez lui. Il fallait bien dire que ce qui attendait le jeune prêtre n’avait rien de beaucoup plus agréable que sa confrontation avec le Champion de Shéogarath, qui avait pourtant laissé en lui de profondes blessures : lorsqu’il entrerait au temple, tous les novices et autres prêtres qui le connaissaient l’acclameraient, ou bien le blâmeraient pour avoir quitté Cydonia sans rien dire à personne alors même qu’une fête avait été organisée en son honneur. Quant aux Archiprêtres, ils voudraient évidemment savoir si cette croisade contre le Dieu des Fous s’était bien soldée par une victoire du Champion d’Abyss, ce qui obligerait le fils d’Amazone à faire un récit détaillé qu’il ne se sentait pas encore en mesure de fournir.
Chaque pas qu’il faisait le rapprochait un peu plus du district religieux, Reyan ne pourrait de toute façon pas couper à toutes ces formalités. Et puis il devait bien admettre que cette missive du temple l’emplissait à la fois de crainte et de curiosité. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser ses Pères à lui demander de revenir le plus vite possible au temple cydien du Seigneur des Mers ? Même le messager n'avait pu lui apporter cette réponse. Son absence s’était peut-être un peu prolongée à Silmarie, mais ce devait être bien urgent pour que les Archiprêtres jugent leurs doléances plus importantes que la volonté d’Abyss. Lorsqu’il arriva au temple, Reyan passa une main nerveuse dans ses longs cheveux bruns, songea qu’il n’avait même pas eu le temps de se rendre présentable ni d’enfiler sa tunique de prêtre, mais son envie de savoir fut la plus forte, et après avoir pris une profonde inspiration, il entra.
« Une apprentie ? Vous plaisantez ?! »
Était-ce la fatigue du voyage, ses nerfs mis à vif par sa toute récente confrontation avec un Champion divin, ou tout simplement une amertume accumulée contre ceux qui régissaient pratiquement toute la vie du temple d’Abyss, même Reyan n’aurait su le dire. Toujours était-il que, peut-être pour la première fois depuis qu’il exerçait comme prêtre, il avait perdu son calme. Retenant à grand peine des larmes de rage, le fils d’Amazone ignora les interpellations de tous ses collègues et se précipita chez lui. Voilà qu’après tout ce qu’il avait traversé, la confiance excessive que lui portaient les Archiprêtres se retournait une nouvelle fois contre lui : non content d’être un des plus jeunes prêtres du temple, voilà qu’il devait désormais prendre en charge une toute aussi jeune novice venue Abyss sait d’où. Dans des moments comme celui-ci, où les responsabilités s’accumulaient sur ses frêles épaules, ressortait la très faible estime que le Cydien avait de lui-même : serait-il seulement capable d’accomplir pour cette jeune fille ce que Kidan avait fait pour lui ? Et pourquoi tant d’entêtement de la part de ses Pères pour que ce soit lui, Reyan Aïdher, et personne d’autre qui se charge de la fameuse Félicie ? Après s’être changé, le poète choisit de noyer ses idées noires dans l’encre, alors qu’il laissait glisser sa plume sur les quelques parchemins éparpillés sur sa table.
L’après-midi, Reyan avait repris toute sa contenance, et se sentait plus serein. Il était allé s’excuser auprès des Archiprêtres pour son attitude insolente, mais leur avait fait promettre de ne rien lui demander concernant sa confrontation avec le Champion de Shéogarath. Il n’en parlerait que lorsqu’il serait prêt à le faire. Pour l’heure, une autre tâche l’attendait, et pas des moindres : il devait faire la connaissance de Félicie, celle qu’il devait guider sur le chemin de la Confirmation qui ferait d’elle une véritable prêtresse. Un de ses collègues, qui prit bien soin de ne pas lui parler de son escapade à Silmarie, l’informa que maître et apprenti devaient se retrouver devant le temple. Ayant retrouvé sa tranquillité légendaire, Reyan attendait avec plus de sérénité cette rencontre, même s’il ne savait pas vraiment comment l’appréhender. Très peu de novices se voyaient affectés à l’apprentissage auprès d’un prêtre pour préparer leur avancée dans la voie cléricale, et il était d’autant plus incompréhensible que le maître de l’un d’entre eux soit un fils d’Amazone d’une vingtaine d’année à peine. Les questionnements de l’écrivain furent néanmoins interrompus : quelqu’un approchait. Un souffle de vent fit voleter les longs et fins cheveux bruns de Reyan, qui, l’air impassible, attendit de découvrir à quoi ressemblait la fameuse Félicie.