Julian grogna. Il était là, coincé dans le coin le plus discret d'un bar miteux de la prétendue ville lumineuse, et n'avait qu'une envie: partir d'ici et dormir. Il l'aurait fait depuis longtemps si ses maux crâniens ne l'empêchaient de trouver le sommeil. Il était donc descendu de la chambre qu'il avait loué dans l'espoir de noyer sa souffrance dans des plats au poisson et des verres d'alcool... En vain, jusque-là.

Tout autour de lui, les gens s'affairaient, dans une bonne humeur générale qui rayonnaient, même si à l'extérieur, les quelques fraîcheurs de l'automne commençaient à se faire sentir. Au milieu de cette sorte de joie éméchée qui remplissait l'auberge, Julian grommelait en mâchonnant les morceaux de viande maritime. Ses sens d'empathie s'étaient éparpillés dans toute la pièce, si bien qu'il ressentait une grande joie, en partageant celle de tous ces gens qui s'amusaient, mais elle était loin d'être à la hauteur de la crispation de son encéphale. De plus, il devait se forcer de ne penser à rien, sous peine de répandre dans tous les sens ses pensées à cause de sa télépathie.

Il se sentait profondément ridicule. Pas par rapport aux autres, qui n'avaient que faire de lui, mais par rapport à lui-même. Voilà un homme qui refaisait une crise qu'il avait fait à son adolescence, et qui était incapable de contrôler ses propres pouvoirs, alors qu'il venait à priori d'être désigné comme Champion divin. On avait vu meilleure situation. En plus de cela, son Dieu lui refusait tout signe, toute entrevue et même tout repos, semblait-il...

En pleine réflexion, Julian ressentit comme un violent coup de barre de métal en pleine tempe, et enroula ses bras autour de sa tête, en s'allongeant le visage sur la table. Il avait pris soin de ne pas atterrir dans son assiette, bien entendu, mais se mit à grogner sous l'effet de la douleur. Les sensations de joie des gens autour semblaient s'être transformés en sentiment d'orgie et de bonheur intense, tellement la sensation en était devenue forte. C'était comme si tous les sens magiques de Julian venait de se renforcer, et les douleurs qu'ils lui infligeait plus encore.

Sans vraiment s'en rendre compte, ce dernier hurla intérieurement:

"MAIS VOUS ALLEZ LA FERMER, BANDE DE POIVROTS !?"

En un instant à peine, la clameur et la bonne humeur s'effacèrent, les gens se lançant des regards choqués et perdus. Les éclats de rire furent remplacés par des questions non-finies, comme si les gens n'osaient pas les terminer par peur de paraître fous. "Mais, toi aussi, tu as... ?" "Est-ce que je suis le seul à... ?" "Je crois avoir entendu, euh... " Les expressions surprises et choquées s’entremêlèrent, pendant que Julian, tétanisé, n'osait plus bouger un cil, effrayé à l'idée d'être démasqué.

Il n'avait même pas fait exprès d'envoyer ce son, mais une fois de plus, ses propres pouvoirs se jouaient de lui. Pire encore, il lui semblait remarquable qu'il ait été capable de faire réagir autant de monde, aussi vite, et surtout, aussi fort. Il n'en aurait pas été capable en temps normal, si bien qu'il était maintenant absolument certain que ses pouvoirs venaient d'être renforcés.

La taverne se vida très rapidement, peut-être à cause des superstitions et des voix dans la tête, et bientôt, il ne restait que peu de gens, dont une vieille dame, quelques ménestrels dont la chanson avait perdu de son enthousiasme, quelques ivrognes, et une jeune cydienne. C'est cette dernière qui attira tout particulièrement l'attention de Julian. Elle dégageait comme une aura, quelque chose qui semblait faire converger la douleur crânienne du Chaman vers elle. Comme si elle l'amplifiait. Un peu comme un mégaphone pour la Magie. C'était à la fois fascinant et extrêmement désagréable.

Ni une, ni deux, Julian se leva de sa chaise, tira celle en face de la jeune femme et s'assit dessus, pour planter son regard dans les yeux de cette dernière. Ses cheveux longs et gras, ses cernes et son air renfrogné ne devaient pas jouer en sa faveur sur le plan du charisme, mais il préféra ne pas y faire attention et lâcha un:

"C'est vous qui faites ça."

Et, sans vraiment laisser le temps à la pauvre inconnue de répondre, il enchaîna:

"Comment vous avez fait pour renforcer mes pouvoirs ?"

Les yeux de Julian, aux sourcils toujours froncés, restèrent un moment coincés dans la pupille de son interlocutrice. Il essayait de réaliser l'existence d'un pouvoir capable de décupler les autres, et il n'était pas en position de se plonger dans ce genre de réflexions métaphysiques. L'alcool qui était monté à sa tête lui avait subitement bouché jusqu'à la plus petite synapse, si bien qu'il lui était difficile de faire deux pas dans son raisonnement sans tomber dans une incrédulité teintée d'incompréhension.

Dans un élan de concentration, il rassembla les quelques forces vives qui subsistaient encore dans son esprit et parvint difficilement à refermer sa bouche, qu'il avait laissé pendante.

" Quoi? " laissa-t-il échapper, le même air contrarié sur le visage.

" Vous êtes une sorte de... "

Il resta un instant la bouche de nouveau entrouverte, le regard dans le vide, cette fois en direction du plat que s'était fait servir l'inconnue... Tout à coup, le concept s'éclaira et il put entrevoir les possibilités qu'une telle compétence apporterait.

" ... une corne de brume. " dit-il, avec un air effaré... "Mais... Pourquoi, par tous les saints, il faut que je tombe sur vous maintenant !?" demanda-t-il sans vraiment s'adresser à la jeune femme en face de lui...

Voilà donc qu'alors même que ses pouvoirs se réveillaient, que son Dieu lui refusait toute prière, que son crâne avait décidé de lui faire subir les mille tourments, et que décidément, l'Automne n'était pas sa saison, Julian se retrouvait face à une personne qui avait la capacité de rendre tout cela pire encore. Il retint un soupir d'exaspération et se contenta de fermer forts les yeux en appuyant dessus avec les doigts...

"Bon !" lança-t-il en redressant le regard, un ton légèrement agressif dans la voix "Vu que j'ai déjà payé ma chambre ici et que je suis trop poli pour vous virer, je suis condamné à subir votre pouvoir pendant au minimum votre repas..."

En s'entendant parler, le chaman réalisait que décidément, la douleur n'avait pas la faculté de le rendre aimable. il n'avait pas pour habitude d'être aussi désagréable avec des inconnus, mais il fallait bien faire de temps en temps des petits tours de chauffe sans quoi on perdait la main. Et la méchanceté n'échappait pas à la règle. Si on ne rallume pas régulièrement la machine, le tout rouille et peut dérailler à tout moment. C'est donc avec cette réflexion que Julian justifia son amertume passagère.

En même temps, il se rendit compte que sa curiosité venait d'être piquée au plus vif et il lui coûtait d'avoir à laisser là une si belle découverte... En même temps, il y avait là peu de chances qu'elle accepte un quelconque dialogue avec la vacherie qu'il venait de jeter au visage... Bon, de toutes façons, je peux bien dire ce que je veux, ce poivrot est tellement imbibé que la conscience, le Surmoi, tout ça, ça lui parle plus tant que ça...

"Ça vous ennuie si je reste manger à votre table ?" lâcha-t-il de but en blanc, comme une conclusion logique à ce qu'il venait de dire.