Il était difficile de savoir précisément le temps qui s'était écoulé depuis que les deux hommes étaient enfermés sous bonne garde dans les appartements communs des gardes. Bien sûr, il n'était pas convenable de laisser des nobles dans une vulgaire salle d'interrogatoire froide, ainsi les soldats avaient-ils directement amenés les témoins dans leurs quartiers, beaucoup plus grands et équipés de lits, de tables et de tabourets.
Cependant, ils étaient encore sous très bonne garde.
L'Empereur était plus que certainement mort, c'était un constat effroyable. Selon les mots de Sun Liang, un de ses aliments ou boissons étaient empoisonnés. Le chambellan, lui, n'était pas présent avec eux -soit ce dernier s'était enfui, mais plus probablement son rang ne lui permettait pas de se retrouver dans une salle aussi "agréable". Signe funeste du destin, Zukho et Kakita Shin avait discuté des actions à faire après sa mort quelques minutes avant son décès. Savait-il sa vie en danger ? Depuis des centaines d'années, aucun empereur n'avait été assassiné. Quel Jinmen pouvait faire cela ? Et si ce n'était pas un Jinmen, mais un Azthien...
Sun Liang était abattu, mais silencieux. Il ne se leva que lorsque le Samouraï capitaine de la garde, Doji-san, ainsi qu'un Shugenja scribe, de la famille Asahina, n'entrèrent dans la pièce.

"Pardonnez votre attente. J'ai besoin de savoir précisément, avec serment sur votre honneur, votre implication dans l'assassinat de notre Empereur, ainsi que les nourritures et boissons que vous avez consommé et que sa seigneurerie a mangé en plus que vous."

L'entrée de Sun Liang mit fin au court silence qui avait suivi la conversation. Cependant, le rituel de politesse qui aurait dû suivre son entrée fut perturbé par un évènement imprévu. Manquant encore un peu d'expérience, le jeune prince-consort ne comprit pas de suite ce qui se passait. Tout se passa si vite que Zuckho ne put réagir. L'empereur s'était agité de soubresauts, il s'était subitement mis à transpirer à grosses gouttes. L'on aurait dit qu'il tentait de crier sa détresse, celle-là même qui se lisait sur son visage, mais aucun son n'était sorti de sa bouche. Tel la truite hors de l'eau, l'empereur dragon se noyait, il s'étouffait. Ses yeux virèrent au blanc, ils devinrent rouges comme s'il s'était mis à pleurer des larmes de sang. L'empereur se mit à se griffer, comme s'il voulait fouiller son propre-coup afin d'y faire entrer de l'air. Et puis finalement, après un temps qui parut interminable au jeune témoin, plus rien. En un instant, l'empereur s'était éteint.

Dans son siège, Zuckho ne pouvait détourner le regard. Il assista, impuissant, à cette crise. Paralysé par la surprise, par la peur et par l'horreur de voir pour la première fois quelqu'un mourir sous ses yeux, le prince consort ne réagit pas. Pas même lorsque le vieux shugenja avait hélé les gardes, pas même lorsqu'il s'était précipité vers le dragon des dragons afin de lui prêter secours, pas même lorsque Kakita Shin avait rendu son dernier souffle. Le prince consort était resté là, immobile, une expression d'horreur gravé sur le visage. C'était tout juste s'il avait entendu le vieux shugenja lui dire que l'empereur venait d'être empoisonné.

A partir de ce moment, Zuckho était comme vidé de son énergie et de son esprit, comme emporté dans un autre monde. Il avait l'esprit hagard, le regard vide, le visage blanc. C'était comme si l'agitation qui avait suivi se passait loin, très loin de lui. Il n'avait pas réagi quand les médecins et samouraïs avaient saccagé la salle pour se frayer un passage jusqu'au corps du défunt. Il n'avait opposé aucune résistance quand les gardes samouraïs l'emmenèrent, tout comme Sun Liang, au lieu où les interrogerait. Il était, à ce moment, comme une poupée de chiffon.

~~ Plus tard, dans les appartements des gardes ~~

Quand il reprit lentement ses esprits - et ses couleurs - Zuckho se rendit compte qu'il n'était plus dans l'antichambre des appartements de l'empereur. Sentant quelque chose sur sa joue il y passa sa main, et constata qu'il avait, malgré son état de torpeur, versé quelques larmes. Il observa autour de lui et remarqua qu'il avait été mené dans les appartements communs des gardes. Ces derniers n'étaient pourtant pas là, ils devaient être de l'autre côté de la porte. La seule autre présence dans cette salle était celle de Sun Liang, assis dans un siège, le visage pensif.
"Est-ce que … Kakita shin-sama est…" parvint à balbutier le jeune aspirant consort.
A son grand regret, le shugenja confirma ses craintes. L'empereur était mort empoisonné, ce n'était donc pas un mauvais rêve. Restait à savoir qui était l'auteur de cet assassinat. Le prince consort se savait innocent, et Sun Liang paraissait trop abattu pour être coupable. Zuckho ne doutait pas de lui. Après tout l'empereur lui faisait entièrement confiance, et le vieux shugenja n'avait aucun intérêt dans cette perte. Alors qui? Pour le moment les indices étaient minces, bien trop minces.

Alors le jeune jinmen de dix-huit ans repensa à sa dernière conversation avec son maître et empereur, à ses dernières paroles, et à la promesse qu'il lui avait fait faire. L'empereur savait-il alors que sa vie était menacée? Savait-il que quelqu'un, quelque part dans le palais, complotait contre lui? Ou n'était-ce qu'un acte des kamis, afin que l'empereur ne puisse passer un dernier message à son élève? Difficile à dire. Mais de cette mort, il est certain, le prince-consort en sera à jamais marqué. L'Empereur Dragon, le Seigneur des Quatre Royaumes, Le souverain incontesté du peuple jinmen, celui qui pour Zuckho était l'égal même des dieux, était mort devant ses yeux. Dès cet instant, nombre de questions firent irruption dans son esprit. Et notamment comment, comment ferait-il pour tenir sa promesse? Il ne se sentait pas prêt, et pourtant il devait l'être. C'était la dernière volonté de l'empereur Kakita Shin, c'était sa promesse, et à présent son devoir. Par chance il n'était pas seul, son vieux maître Sun Liang était là pour lui dispenser ses précieux conseils.

Le jeune jinmen allait s'adresser au vieux shugenja quand les portes s'ouvrirent sur l'entrée du samouraï capitaine de la garde et d'un scribe. Sun Liang se leva, Zuckho était déjà debout.
" Pardonnez votre attente. J'ai besoin de savoir précisément, avec serment sur votre honneur, votre implication dans l'assassinat de notre Empereur, ainsi que les nourritures et boissons que vous avez consommé et que sa seigneurie a mangé en plus que vous. "
Encore un peu perturbé par le récent évènement, Zuckho dut remettre ses idées en place. Quel aliment ou quelle boisson aurait pu être empoisonné?
" J'ai bu du saké, " commence-t-il, tout en réfléchissant pour n'omettre aucun détail. " Mais Kakita Shin-sama n'a pas touché au sien. Il a seulement touché aux fruits. Les dates, le raisin… "
Il déglutit en prononçant ce mot, se rendant compte qu'il aurait pu lui aussi être victime du poison.
" Mais j'ai mangé du raisin, moi aussi. Et je n'ai pas été empoisonné. Mais je n'ai pas mangé de date, je n'apprécie pas leur goût. Son altesse par contre… Les dates sont – étaient – ses fruits préférés avec les raisins." Expliqua-t-il, avant de conclure : " Le coupable devait connaitre ses habitudes. Je n'en sais pas plus. "
Ce fut ensuite au tour du shugenja d'être interrogé, mais étant arrivé peu avant l'incident la déclaration de Sun Liang n'aida pas plus les gardes. Ne se souvenant d'aucun autre détail utile, le prince consort attendit le verdict du samouraï chef des gardes.

Sun Liang, en effet, expliqua de sa voix calme mais chargée d'émotion, semblable à un vase brisé, que les événements s'étaient enchainés bien trop vite après son entrée pour avoir de réelles informations utiles à lui transmettre. Le Shugenja arpentait la pièce lentement et on sentait bien, en le voyant et en le connaissant un peu, qu'il réfléchissait à la situation tout en parlant, gardant bien entendu pour lui ses pensées. Les maigres informations permettaient cependant de tracer un dessin morbide du sombre desseint ayant aboutti à la mort de l'Empereur de toute chose. L'Empereur était mort ! Assassiné ! Cette pensée était d'une absurdité à peine croyable ! Bien sûr, d'autres empereurs avaient déjà subit ce sort dans l'Histoire, ce n'était pas une première. Mais pas depuis des centaines d'années, pas en période de paix interne, pas contre un Empereur qui n'avait pas vraiment fait preuve de cruauté ou d'injustice. Et pourtant...
Les enquêteurs reprirent alors la parole. La situation était compliquée pour eux: le coupable était peut être Zukho ou Sun Liang, mais leurs rangs interdisaient une mise en détention. Le jeune garçon pouvait travailler de concert avec Ayane qui pouvait le prendre en consort une fois au pouvoir... Ou Sun Liang, qui était le grand frère de l'empereur, pouvait avoir finalement envie malgré son grand âge de prendre la place qu'il avait refusé.

"Il serait bon, messieurs, que vous ne quittiez pas le palais avant la résolution de l'affaire. Nous pourrions, comment dire, avoir encore besoin de vous poser des questions à nouveau. Il serait très peu souhaitable, vous en conviendrez, que cette histoire s'ébruite pour l'instant. Nous faisons garder les sorties et les corbeaux afin d'éviter une fuite et de se retrouver avec une agitation supplémentaire sur les bras."

Faire comprendre à la noblesse qu'elle était retenue par suspicion sans dire qu'elle était prisonnière ou emprisonnée, c'était un excercice de diplomatie délicat. Cependant, à peine tournèrent-ils les talons que Sun Liang se confia.

"Nous sommes dans une situation délicate car nous sommes des suspects idéales avec les personnes ayant préparé le repas. Une chance, par ailleurs, que vous n'ayez pas touché aux fruits empoisonnés. Une chance pour votre vie, une malchance pour votre innocence: cela fait de vous un personnage encore plus suspect car ils ne mettront pas cela sur le compte de la chance. Mais soyons honnêtes, Zukho-san, vous n'êtes pas coupable. Vous êtes trop intelligent pour avoir laissé une telle faille dans votre plan. Non, on voulait nous rendre suspect. La question est, maître Zukho: à qui profite le plus cet assassinat ? Le moment de ce meurtre est très étrange cependant. Dites-moi également, pourquoi étiez-vous là ?"

" A qui profite le plus cet assassinat ? "
La question raisonnait dans sa tête. Chacune des familles principales d'Hoshizora avait un intérêt à la mort de l'empereur car, comme il l'avait fait comprendre à son disciple peu avant la fin, cela donnait à chaque clan la possibilité d'asseoir l'un des siens sur le trône. Et la salamandre, plus que les autres, car Isami et le premier hériter en l'absence des jumelles Miki et Maya. Zuckho exclura cependant la Licorne. Non pas parce qu'il s'agissait de son clan, mais car il savait que son père avait plus à perdre de la mort de Shin qu'à y gagner.

Une autre possibilité lui vint alors en tête, alors qu'il se souvenait de sa rencontre avec la princesse du clan de l'Hydre. Ayane avait, sans nul doute, pour ambition de succéder à son père. En fut pour preuve la proposition qu'elle lui avait faite. Elle figurait donc parmi les premiers suspects du prince consort, mais sans preuve il préféra ne pas révéler sa théorie. D'autant qu'elle se trouvait encore, aux dernières nouvelles, sur les terres de l'ouest.

" Sa grandeur, " commença-t-il. " M'a fait demander. Il en est de même pour vous, je présume. Certainement était-ce à propos de notre voyage par-delà les grandes montagnes.
Il hésita un moment, ne sachant pas s'il devait, s'il pouvait faire part de ses ressentiments. Mais si le sage Sun Liang-dono n'était pas à même de l'aider, alors qui le pourrait? Alors il reprit.
" Avant que la tragédie ne survienne, Shin-sama m'a… Il m'a parlé de ce qu'il devait advenir dans l'hypothèse où… Où les kamis l'emportaient. Il m'a donné des instructions. Sun Liang-sama, je crois qu'il savait. Il savait que cela arriverait, mais je pense qu'il ne s'attendait pas ce que ce soit aussi tôt. Maintenant que cela est arrive, et puisque les princesses ont disparues… " Son regard baissa tandis que sa voix s'affaiblit et devint tremblotante. " Nous devrons protéger le nouvel empereur, Izami. "

Zuckho n'écoutait qu'à demi les paroles de son maître, qui se voulaient encourageantes. La mort de l'empereur, le dragon des dragons, était encore trop proche. Il n'avait pas le cœur à porter le poids de ses nouvelles prérogatives. Du moins le pensait-il, jusqu'à ces dernières paroles :
" Oui, Isami est l'héritier de droit de notre empereur. Mais si, Zukho-san, je vous révélez ce que je venais dire à mon frère: si je vous révélez que Miki et Maya sont bel et bien vivante, cachées sur le continent d'Azthia, et que je leur ai parlé. Dites-moi, du plus profond de votre coeur, où va votre loyauté ? "
Son cœur ne fit qu'un bond. Maya serait encore en vie, comme il n'a cessé d'y croire malgré que tous n'y pensaient plus ? Il relève la tête, regarde le visage de Sun Liang, les yeux au bord des larmes.

" Maya… Est vivante ? " Répéta-t-il, comme pour être certain de bien avoir entendu.
" Vont-elles bien ? Où sont-elles ? Comment les retrouver ? Elles doivent savoir, nous devons leur dire. Nous devons les ramener. Nous devons… "
L'euphorie furtive de la nouvelle passée, le prince consort revint à la réalité des évènements et des intrigues liées à la succession de feu l'empereur. Car s'il venait tout juste d'être assassiné, le temps des pleurs ne devrait pas durer. Il fallait résoudre l'énigme de la mort de l'empereur au plus vite, sans quoi le retour des jumelles les mettrait en danger. Il se reprit donc, reprenant tant bien que mal un peu de contenance. Le meilleur moyen d'honorer l'empereur, se dit-il, était d'être fidèle à ses enseignements.
" Non… Je suppose que nous devons d'abord savoir qui a empoisonné Shin-sama, et les intentions qu'il cache. En attendant, il est peut-être préférable qu'elles restent cachées. Est-ce bien ce à quoi vous pensiez, Sun Liang-dono ? Alors que faire, à présent ?"