Les couloirs tanguent. Le monde tourne. Rien ne semble pouvoir le retenir. Vainement, il essaie de ne pas perdre équilibre, mais tout lui parait impossible. Son souffle saccadé sonne comme une complainte douloureuse. En effet, chaque respiration fait naître sur ses lèvres un rictus mi-moqueur mi-hargneux. Bon Dieux, faites que personne ne le croise dans cet état. Il ne supporte pas que l'on le regarde comme un homme fragile et encore moins que l'on tente de lui venir en aide pendant ses crises. Ruinn a l'impression que les pulsions trop lentes de son organe vital sont entendues de tous. Il fait presque nuit. L'étreinte brûlante de l'été ne va pas dans son sens, la chaleur l'oppresse. Il prend appui contre le mur, juste avant d'atteindre enfin le jardin. Lové contre la pierre, le poing serré sur sa poitrine, il fait une deuxième tentative de récupération. Ratée, une fois encore. Mais il ne peut pas rester ici, quelqu'un risquerait de lui tomber dessus, seulement, le jeune archer n'aura pas la force d'avancer davantage. Il risque de perdre connaissance et cela serait que trop problématique pour son orgueil. Il ne sent pas les ressources qui lui sont nécessaires pour progresser encore et pourtant, il s'éloigne du mur dans un long râle de mécontentement avant qu'il ne parvienne à atteindre la sortie. Le jeune homme perd brièvement l'équilibre, malgré tout, il se rattrape peu avant de tomber, donnant la simple illusion qu'il a trébuché. Il se ferme totalement aux autres d'un seul coup. Plus aucune émotion ne s'échappe de lui. Un réflexe qu'il a pris. Le blondinet préfère de loin ça plutôt que de voir un tas de monde inquiet débarquer. Il ne pense plus à grand-chose et ne rêve que d'une seule et unique chose, aller s'étaler dans l'herbe à quelques pas de lui.

Ce début de nuit est sans doute parfaite pour toute personne étant en bonne santé. Chaude, lumineuse, pleine de créatures diverses et variées. Ruinn, lui, prie pour que ce ne soit pas ses derniers instants de vie en ce monde et de pouvoir s'étaler quelque part loin des curieux. Le périple semble tellement long... Tellement impossible... Plus il y pense, plus il se dit qu'il n'a vraiment pas géré son histoire. Jouer les idiots alors qu'il sait parfaitement que son coeur ne suivra pas... Au fond de lui, il le vit mal. Très mal. Trop mal. Il n'est pas comme les autres, non, cet Elfe vit avec une bombe à retardement dans la poitrine. À tout moment il peut lâcher, renversant la vie d'un être d'un seul revers de main. Peur ? Non, Ruinn a cessé d'avoir peur de mourir depuis longtemps. Il s'est sans doute fait une raison. Tous ici sont là pour une raison ou une autre. Lui aussi d'ailleurs, il part seulement avec un handicap. Cela met un peu de piquant dans une vie, non ? La surprise de ne jamais se lever un beau matin, au hasard. Non, en fait, il est totalement dégoûté, cependant, il se dit que c'est ainsi. Il n'a pas eu les bonnes cartes en mains, à croire que les mauvaises pioches arrivent tout de même de temps à autre. De toute façon, il n'a rien à perdre. Pas d'amis, sa famille est loin. Des personnes seront tristes, certes. Aucun ne le pleura très longtemps. Son amitié est dangereuse. Voilà ce qu'il se dit inlassablement dans ses moments. Qu'il est mieux seul avec sa santé plus que fragile et que le reste du monde continue d'avancer pendant que lui s'effondre dans les hautes herbes. Bon sang, il y est arrivé.

La verdure contre son visage lui chatouille le nez. Il ne devrait absolument pas rester allonger sur le ventre, ça bloque sa respiration. L'archer s'en fout éperdument. Là, il est plus que bien, certes, il tousse à cause du manque d'air et la tête lui tourne encore, une sérieuse carence en oxygène. À part ça, tout va bien dans le meilleur des mondes. Après un certain temps, il a finit par rouler pour se mettre sur le dos. Effort surhumain qui le fait haleter encore plus. Quel idiot. Assisté fini. C'est une des leçons du jour, on ne joue pas à courir après l'un de ses camarades pour lui faire manger un coussin. Non, non, il faut stopper les gamineries avant qu'elles ne l'arrêtent lui. Contrairement à l'oreiller, lui ne serait pas remplaçable. Ce qui semble être un rire lui échappe ( qui finit en toussotement ) à cette pensée alors que son regard doré se perd dans le ciel orange et bleu. Les bras écartés, il ferme les yeux, sentant son rythme revenir petit à petit à la normale. Il y a des insectes qui murmurent ici et là, d'autres donnent des concerts plus ou moins aigu. Il y a du monde autour de lui. Maintenant qu'il est là, il sonde brièvement les alentours. Ses raisons ? Eh bien, il ne sait pas tellement lui-même ce qu'il cherche ainsi. À cette heure-là, il y a encore des gens qui profitent des derniers rayons de l'astre du jour avant que le voile sombre de la nuit ne vienne les envelopper. Ruinn rouvre lentement les yeux, observant de son parterre, presque frai, l'apparition des étoiles sur la toile de la voûte qui s'assombrit encore et encore. Le temps passe vite, maintenant qu'il y pense. Déjà six ans qu'il est là. Avec toutes ces années, il aurait dû être capable d'admirer la beauté des choses, non ? Alors, pourquoi remarque-t-il la beauté de ce qui l'entour uniquement lorsqu'il se sent au bord du gouffre ? Le désespoir de vivre ses dernières minutes le rendrait donc plus attentif à son environnement ? Voilà qui est fort intéressant, seulement s'il doit frôler la mort pour devenir plus réceptif au paysage, il s'en passe sans le moindre soucis ! Il n'a pas vraiment envie de mourir pour un où deux détails. Et puis, cette idée est plus qu'inutile. Parce que s'il meurt en voulant retenir quelque chose, son sacrifice n'aura servi strictement à rien. Oui, ce n'est vraiment pas le meilleur plan qu'il ait élaboré, mais personne n'a dit qu'il était bon tacticien. Ruinn aime recevoir des ordres, afin de faire exactement ce qu'on lui demande. En donner, c'est trop de responsabilités et de raisonnements, des heures de casse-tête. Vraiment pas pour lui, non.

La mélodie douce des petites bestioles autour de l'apprenti pourrait presque devenir une berceuse s'il ne bouge plus et elles ne vont pas tarder à essayer de le dévorer. Non, ce n'est qu'une pensée motivante pour qu'il se décide à bouger son fessier. Rien n'y fait, il est très bien là, tant pis pour ses collègues. L'ambre de ses iris parcourt le ciel. Il se surprend à se demander que font les siens, ça le fait sourire à demi. C'est dingue comme certaines personnes peuvent vous manquer sans que vous ne vous en rendiez réellement compte. Il secoue la tête avant de s'ébouriffer les cheveux en râlant. Hors de questions que la nostalgie ne l'atteigne. C'est un refus catégorique de sa part, il ne veut même pas y songer. Bien que ce soit déjà le cas, étant donné qu'il tente de la chasser. Le jeune homme fronce les sourcils. Quelqu'un vient tout droit dans sa direction. Au moins, comme ça, il a trouvé un autre sujet à ruminer que sa famille. À tous les coups, il a chouiné sa douleur par télépathie à quelqu'un sans même s'en rendre compte. C'est fou comme votre corps peut faire certaine chose à votre place. Enfin, "corps", c'est plutôt un sacré bon instinct. Du moins, tant que ça lui permet de rester encore un peu en vie, il ne dit pas non. Il place ses mains derrière sa tête. Comment vous dire qu'en fait il n'arrive juste pas à se lever ? Il feint s'être couché ici volontairement pour profiter de sa soirée avant le repas. Quoi de plus normal pour un jeune futur adulte de son âge, mh ? Oula, suivant qui arrive, ça risque de chauffer pour son matricule... Faudra juste réussir à convaincre son vis-à-vis de la fausse alerte. Ce n'est pas la peine de faire flipper tout le patelin pour un simple arrêt cardiaque, hein ? Oui, chacun son degré de gravité par rapport à sa faiblesse...Il plisse un peu les yeux pour observer la silhouette qu'il aperçoit désormais. Ouh-ouh-ouh ! Mais... Ne serait-ce pas son Maître que l'Elfe voit arriver ? Bon, un temps de préparation psychologique s'impose ! Bien... Euh... Ruinn va essayer de sauver la situation du mieux qu'il peut. C'est dommage... Une si belle soirée d'été. Il éclaircit sa voix avant de lancer de la façon la plus joyeuse possible :

« Bonsoir ! »

Mais, bien évidemment, sa gorge n'est pas du même avis. Ça s'annonce peut-être moins bien que prévu...

Ruinn se rallonge, incapable de tenir dans une autre position plus de dix petites minutes. Il sait qu'elle s'inquiète. Il sait qu'il ne devrait pas lui cacher ses crises. Il sait qu'elle sera toujours là pour le soutenir. Seulement, il n'arrive pas à s'imaginer lui faire de la peine en disparaissant un beau jour sans prévenir. Il lève les yeux vers le ciel, attendant sagement la suite. Il la connait pourtant, mais comme à chaque fois, il prie pour que cela ne change pas. Il va voir arriver un guérisseur qui aura pour but de le soulager. De quoi ? De pas grand chose, non. Les soins ne font disparaître que la douleur. Le soulageant du mieux qu'ils le peuvent le jeune homme, sans jamais réellement le guérir. Est-ce qu'il va faire toute sa vie entre soins et crises ? Il n'espère pas du moins...

« J’ai demandé à un guérisseur de venir. »

Il a vu juste. Il ne se pose pas de questions, l'Elfe se contente d'hocher doucement la tête, tournant à nouveau son regard d'or vers le ciel d'été. Il ne la regarde pas, mais il sent qu'elle bouge. L'Astorg s'assoit à ses côtés. La chaleur de son Maître près de lui le réconforte plus que ce qu'il ne pense. Puis, Ruinn sent la main chaude d'Éléane prendre la sienne. Il se laisse faire, docile. Non, en fait, il apprécie tout ce qu'elle fait pour lui. De la patience dont elle fait preuve avec lui, de sa douceur et, aussi étonnant soit-il, de sa fermeté. Par moment, il aimerait bien lui parler de cette peur de mourir qui le hante jour après jour... Il aimerait lui dire qu'il a peur, lui aussi, de partir... Il y a tant de choses que l'Archer souhaiterait dire aux personnes qui l'entourent sans jamais parvenir à les faire sortir. La peur ? Non, ce n'est pas de la peur... Plutôt... une barrière qu'il érige entre ses ressentis et les autres. Il ne veut blesser personnes... Alors qu'au fond de lui, il sait que son silence le blesse plus qu'il ne le soulage.

« Tu sais, avoir besoin d’aide n’est pas une preuve de faiblesse. Certaines choses ne peuvent être faite seul. Par moment, tu auras forcément à demander de l’assistance pour x raison. »

Il passe sa langue sur ses lèvres sèches, écoutant bravement la Templière. Il sait qu'elle fait silence pour lui laisser le temps de mijoter ses paroles, mais Ruinn ne fait que ressasser ces choses-là depuis qu''il a découvert sa maladie. Il a davantage besoin d’assistance que la plupart des ses camarades. Ce fait ne le dérange pas, simplement qu'il ne supporte l'idée de déranger... De ne pas pouvoir faire des choses simplement comme les autres jeunes... Il sait que jamais ça n'arrivera, mais il ne l'accepte pas encore, non.... Pour le moment c'est trop dur de voir les choses ainsi... Alors il pense le moins possible, il fuit le problème.. Esquive habilement toute chose qui pourrait provoquer l'une de ses crises... Peut-être est-il plus lâche qu'il ne le croit ? Non, il n'accepte simplement pas sa condition... Sans avoir pourquoi, il serre un peu plus la main de la femme dans la sienne.

« Moi-même, je suis réticente à le faire. Mais j’ai appris à l’accepter. Oui, l’on m’a aidé, suis-je pour autant faible ? Quand j’en ai besoin d’un coup de main, les autres sont là. Que je demande ou non d’ailleurs. L’inverse est vrai aussi. Nous faisons partit d’un groupe dans lequel chacun à son rôle et sa place. L’union fait notre force. L’ordre des Templiers est comme une grande famille. Tu en fais partie toi aussi, même si tu es encore un apprenti. C’est une chance. »

Les yeux bleus de la Templière se plongent dans les siens. Ruinn réfléchit. Il cherche ses mots pour répondre quelque chose de sensé. Il ne sait pas comment expliquer aux personnes qui l'entourent ce qu'il ressent vis-à-vis de sa maladie... Il ne sait pas mettre des mots sur cette peur qui l'entrave totalement de toute chance de vivre normalement. Il garde la main de la Diplomate dans la sienne. Elle avait encore des choses à dire, mais son sauveur arrive. Alors, elle ne rajoute rien et lève les yeux vers le ciel. Ruinn ne bronche pas d'un pouce. Son regard d'ambre se pose sur le soigneur. Résigné ou habitué, il ne saurait pas dire non plus. Au moins, la douleur passera.

« La nuit est belle. »

Il se sent bien mieux après les soins prodigués. Il tourne la tête vers elle, se frotte la joue et se redresse un peu, s’asseyant à côté d'elle. Il n'as pas grand chose à répondre. Il regarde le Templier qui l'a soigné un instant avant de sourire un peu.

« Merci beaucoup. Ça va bien mieux. »

Il le regarde partir pensif puis, ses yeux reviennent observer son Maître. Il n'a pas envie de parler, de peur de dire des choses blessantes. Alors, il répond simplement à son affirmation de tout à l'heure, finissant pas lâcher sa main.Sa tête se tournant vers le ciel alors qu'il inspecte les étoiles sur la voûte céleste.

« Oui, la nuit est belle. »