Il y a six ans, au coeur de Cydonia, dans le forum politique, un important débat se déroula. Un conseil qui rassembla nombre de politiciens influents et quelques éminents personnages des royaumes d'Azthia. Alydaëlle, alors âgée de dix-huit ans, avait déjà une solide réputation en tant que garde du corps, et non comme Assassin. Recrutée pour la protection d'un puissant noble ayant affaires en matière de politique - Käl'Azmer - la jeune aveugle assiste dans l'ombre au débat, veillant sur son client avec la complicité de son épée, Asgaliath, dont la voix spectrale retentit dans sa tête. C'est grâce à celle-ci que la jeune fille est guidée et alertée en cas de danger...

Un brouhaha assourdissant règnait dans la pièce. Alydaëlle, concentrée sur sa mission, était attentive au moindre bruit suspect. Ses yeux de jade bandés par une étoffe noire, elle gardait les mains jointes devant elle, s'assurant d'avoir toujours un accès aisé à Asgaliath et à son poignard de lancer, en cas de problème. Avec patience, elle écouta les conversations qui prirent place dans le forum, assistant sans mot dire aux débats politiques axés sur Azthia et son devenir. Une prime conséquente avait été mise sur la tête de Käl'Azmer, jeune politicien à l'avenir prometteur, et Alydaëlle ne tenait pas à faillir à sa tâche. Depuis trois semaines qu'elle était entrée à son service, deux Assassins avaient déjà attenté à sa vie, en vain. Toute aveugle qu'elle soit, la jeune fille s'était révélée adroite et bien plus compétente que ce à quoi ils s'étaient attendus. C'était sans compter l'aide apportée par Asgaliath, qui lui servait d'yeux en certaines circonstances. Et puis Alydaëlle était l'héritière de Vassago, descendante d'une ancestrale lignée d'Assassins. Ses talents avaient grandi avec le temps et l'expérience aidant, elle devenait chaque jour plus forte et plus difficile à éliminer.

- Aly, nous pouvons y aller... fit soudain la voix irritée de Käl'Azmer.

La jeune femme se contenta de hocher la tête avec gravité. A l'évidence, le débat n'avait pas tourné aussi bien que l'aurait souhaité Käl'Azmer. Cela perçait dans sa voix et Alydaëlle ne pouvait l'en blâmer. Elle connaissait son implication dans le destin de Cydonia et son désir de paix pour Azthia. Mais de ce monde, complots et machinations faisaient partie du quotidien et il était bien difficile de rallier des ennemis héréditaires. En somme, tous les efforts de Käl'Azmer étaient loin d'aboutir.

D'un pas silencieux et félin, Alydaëlle précéda son client, la main serrée sur le pommeau d'Asgaliath. Les voix autours d'elle formèrent une symphonie murmurante, créant un fond sonore agaçant. Car dans cette cacophonie, il devenait plus difficile d'isoler un bruit précis, tel qu'une lame dégainée ou une flèche décochée. Pourtant, Aly comptait essentiellement sur son ouïe pour éviter ce genre d'ennuis. Les sourcils froncés, elle poursuivit sa route d'un pas plus alerte, s'assurant que Käl'Azmer la suivait toujours.

- Nous devrions nous dépêcher, recommanda-t-elle, les dents serrées.

Elle avait une mauvais pressentiment, comme une présence ennemie se rapprochant inévitablement. Un drame à venir.

- Il y a un problème ? s'inquiéta le jeune homme.

- Pas encore, répondit Alydaëlle après un court temps d'hésitation.

Soudain, elle ralentit. Asgaliath sembla chauffer dans sa main, mais sans doute était-ce une illusion. La jeune aveugle arrêta son client et huma l'air. Une odeur étrangère. Parfum de femme. Le silence d'Asgaliath inquiéta Alydaëlle plus qu'il ne la rassurait. La jeune femme en avait la quasi certitude : quelqu'un était là, tout proche, et dans le seul but d'éliminer Käl'Azmer. Mais cet Assassin là était, à n'en pas douter, d'une autre trempe que les deux précédents. Alydaëlle sentit la peur l'envahir et elle se tendit dans l'attente d'une attaque imminente...

Il fallait bien que le monde évolue. Et si cela engageait des sacrifices, certains ne reculaient devant rien pour en faire payer le prix aux autres. La vie était un immense jeu, une partie où chaque coup était permis et qui se soldait inévitablement par la mort. Alydaëlle était née pour s'interposer là où les lames convergeaient, toujours dans le même but. Elle était alors loin de se douter qu'un jour, elle ferait partie de ceux qui, justement, dégainaient les armes pour supprimer les gêneurs. Mais était-ce réellement une surprise ? Après tout, elle était l'héritière de Vassago, issue d'une puissante lignée d'Assassins. Elle avait cela dans le sang et ne s'en déferait pas si facilement, même après un siècle d'efforts...

La jeune femme concentra ses sens sur l'instant présent, consciente que l'heure n'était pas à la réflexion. Elle percevait le danger imminent qui les guettait. Ce silence était comme celui qui précédait une tempête. D'un geste discret et expert, elle plaça sa main sur le pommeau d'Asgaliath, prête à la tirer du fourreau. Il ne lui faudrait guère plus d'une fraction de seconde pour réagir et parer un coup. La difficulté résidait, bien sûr, dans l'obscurité de son regard... Incapable de voir, Alydaëlle ne pouvait se fier qu'à son ouïe et à son instinct. Ne pas savoir où, quand et comment allait surgir le tueur lui imposait une tension difficilement supportable, mais qu'elle avait appris à dompter. Bientôt, elle n'entendit plus que les battements sourds et lents de son coeur. la voix de son client se fit lointaine et elle perçut un bruit de pas. Léger, félin, dangereux....

*Diagonale gauche vers l'arrière...* annonça brusquement la voix d'Asgaliath, si fort dans l'esprit d'Alydaëlle qu'elle sursauta.

Elle n'attendit cependant pas pour réagir. Ce genre de situation exigeait avant tout la rapidité, et non la réflexion. Alydaëlle avait confiance en son épée, son guide dans les ténèbres, et elle savait très bien que la moindre hésitation pouvait lui coûter la vie, ou celle de son client du moment. Dans un mouvement fluide et précis, la jeune femme dégaina son épée en tournoyant sur elle-même et s'interposa d'instinct entre Käl'Azmer et l'assassin, se dressant sur son chemin. Asgaliath chanta, puis s'abattit. Il y eut un bruit métallique, comme une lame qui se brise, et Alydaëlle songea qu'il s'agissait probablement d'un couteau ou d'une dague. Une attaque traîtresse... Entraînée par son propre enchaînement, si méticuleusement répété au fil des exercices pratiqués durant sa jeunesse, Alydaëlle joua de son épée et sentit l'acier mordre la chair adversaire. Une lacération, quelque part sur le corps ennemi, mais la jeune femme était bien en peine de deviner où, et quel était le degré de gravité de la blessure assenée. Le coeur battant à tout rompre, Alydaëlle resta dos à l'adversaire quelques secondes de trop...

La douleur fut fulgurante. Alydaëlle poussa un cri qui mourut cependant bien vite sur ses lèvres. La partie n'était pas achevée et un coup mortel pouvait encore survenir dans la seconde. Encouragée par la voix puissante d'Asgaliath, tel un écho au poison de son agonie, la jeune femme se redressa bravement et brandit son épée pour tenter d'abattre cet adversaire plus redoutable qu'il n'y paraissait. Käl'Azmer avait d'ores et déjà été écarté et mis en sécurité, tandis que la garde accourait, les lames en avant. L'acier rutilant renvoya le reflet de la lumière, évoquant un avertissement pour l'Assassin qui s'était introduit en ces lieux. Il allait probablement fuir, s'il avait ne serait-ce qu'une once de bon sens. Toutefois, Alydaëlle sut qu'une nouvelle guerre venait de prendre corps entre elle et cet ennemi.

- Aly ! Gardes ! Saisissez-vous de cette femme !

Alydaëlle sentit son coeur faire un bond. Une femme ? L'Assassin était une femme ? Très inattendu. Toujours plongée dans les ténèbres de sa cécité, la jeune aveugle concentra ses sens pour tenter de voir la scène à sa façon. Elle entendit le bruit du métal des épées s'entrechoquant, comme si le combat s'était engagé, le souffle des combattants, les grognements furieux, les pas de chaque pied foulant le sol, puis la symphonie bruyante du moment s'estompa dans un océan de silence. Alydaëlle comprit qu'elle s'abîmait dans l'inconscience et elle réalisa à peine qu'elle s'effondrait sur elle-même, répandant une mare de sang autour d'elle.

- Aly !

Une voix familière. Le ton était inquiet. Une main sur son épaule puis on la souleva de terre. La blessure était-elle donc si grave ? Ou était-ce la manifestation d'une intolérable faiblesse ? Une impardonnable faiblesse, indigne de son statut.
Descendante de Vassago... Héritière d'Asgaliath... Mais qui s'écroulait à la première blessure infligée ? Alydaëlle grimaça dans son demi-sommeil. Elle avait tellement envie de dormir.

*La vie est un défi que tu as relevé en venant au monde...* murmura Asgaliath.

La jeune femme dodelina de la tête dans son coma, rassurée par la présence de l'épée et par son ton bienveillant. Elle se sentait moins seule dans son malheur, livrée aux griffes de la douleur. Elle perdait beaucoup de sang et la lacération qui marquait à jamais sa peau était très profonde. L'Assassin avait été bien près de réussir son coup, si toutefois Alydaëlle survivait à cette ultime attaque.

*Allons donc... Tu as connu pire... Quoique... Peut-être pas. Mais c'est ainsi que se forge l'expérience. Une épreuve que tu surmontes, et tu renais toujours plus forte. Tu comprendras bientôt que ta seule véritable vocation est et restera l'assassinat... Tu es née pour tuer, et non pour protéger. Quand l'accepteras-tu ?*

Née pour tuer... Ainsi en allait-il du destin des descendants de Vassago. C'était une réalité à laquelle on n'échappait pas. Néanmoins, qui pourrait la guider sur cette voie, elle, aveugle de naissance mais talentueuse combattante ?

*Est-ce l'élève qui trouve son maître, ou le maître qui trouve son élève ? Le destin est la seule arme que nous ayons pour déjouer les pièges du futur...*

La tueuse eut bien envie de lui intimer le silence mais elle sombrait trop dans l'inconscience pour en trouver la force. Aussi se laissa-t-elle transporter sans aucune réaction, espérant seulement qu'elle rouvrirait un jour les yeux...

Elle avait peut-être failli y laisser la vie, mais au moins avait-elle accompli sa mission en protégeant l'homme qui l'avait engagée pour ce faire. Bien sûr, elle n'avait jamais réellement pensé qu'elle en paierait le prix du sang, sans compter la souffrance qui en découlait. Mais dans le fond, était-elle vraiment étonnée que les choses se terminent ainsi ? Non. Bien au contraire. C'était le mieux qu'elle pouvait espérer en tant qu'héritière de Vassago. Elle était issue de la Lignée Gaya, la plus puissante lignée d'Assassins d'Azthia. Mourir de la main d'un autre Assassin était une mort honorable. Dans les limbes de son inconscience, Alydaëlle n'avait que très peu de regrets. Elle était bien. La douleur s'estompait et même si elle avait encore très froid, une douce torpeur l'envahissait et la berçait dans son éternelle obscurité. A aucun moment elle ne perçut ce qui se passait dans le monde réel, autour d'elle, alors que certains se battaient pour sa survie.

Et parmi eux, celui qui allait sceller son destin de tueuse, celui qui la rendrait plus forte et plus efficace dans un domaine auquel elle était prédestinée depuis sa naissance.
L'Assassinat.
Byreth le Borgne avait une grande expérience du combat, de la mort, de la souffrance, et de bien d'autres choses qui avaient fait de lui ce qu'il était aujourd'hui. Ses talents émérites d'Assassin l'avaient conduit sur bien des chemins et l'avaient amené à servir bien des gens ou des causes. Il n'avait pas d'opinion et se contentait seulement de vivre au gré de sa folie, épris de sa propre liberté et de ses ambitions personnelles, même si elles étaient peu élevées.
Or, Alydaëlle de la Lignée Gaya, en faisait partie.
Il n'avait jamais perdu de vue la petite et aujourd'hui, enfin, lui était donnée l'occasion d'agir...

FIN