Tamawa en ruine. Qui aurait pu croire qu'un jour la cité neutre se retrouverait dans un tel état. Des habitations détruites. Le cimetière plus peuplé que jamais. Une population qui essaye de vivre, cachant tant bien que mal la blessure que la bataille à laissé en elle. Elle ne saigne plus, c'est déjà ça. Il ne leur reste plus qu'à la recoudre à grands coups de pelles et de travaux de reconstruction.
Cela dure depuis des mois déjà, et pourtant... La plaie ne semble pas vouloir cicatriser. Ils y arriveront surement. Et puis, quelque part, tout cela a du bon. A-t-on déjà vu autant d'hommes de races différentes s'unir et s'entraider pour le bien d'une seule et unique cité ? Rarement. Enfin, les hommes sont les hommes. Il y a-t-il un quelconque intérêt qui régit leurs actes ? Peut être. Mais à quoi bon essayer de creuser la surface ? La déception sera certaine, alors autant admirer ce qui est visible et bien plus plaisant à voir.

Pour ce soir, les hommes ont laissé tomber leur outils. La fatigue des travaux leur laboure le dos et les épaules. Ils ont besoin de se détendre, de délasser leurs membres courbaturés et puis rire. Oublier les soucis de la journée et ne plus penser à ceux qui leur tomberont dessus dès demain. C'est donc tout naturellement qu'ils prennent le chemin des tavernes encore en état. Nouveaux et habitués, tous trinquent à la future beauté de Tamawa, qu'elle ne tardera pas à retrouver, il est certain.
Toi aussi, tu as élu domicile dans l'une d'elles. Par intérêt. Par lassitude. Qui sait ?

Les murs y sont faits de pierres. Grisâtres, ils ont perdus leur blancheur datant. Le comptoir en bois se trouve bien trop près du mur, rendant les mouvements du patron difficiles et l'obligeant à rentrer sa bedaine à chaque fois qu'il se retourne pour attraper une bouteille sur l'une des étagères du fond. Pour le reste, le sol est noir; naturellement ou de crasse, qu'importe ! Plus personne ne se pose la question. Et la bière coule à flot. On rit. On parle fort. Les joues et le nez des clients ne tardent pas à se teinter de rouge. On en dit plus qu'on ne devrait, dans ce genre d'état. D'ailleurs, ton voisin de droite, un homme de petite taille, se plait, depuis tout à l'heure à parler tout seul, puisque personne ne fait vraiment attention à lui. Pourtant, il rêve d'avoir un public. Il s'évertue à raconter des histoires à dormir debout, qui lui seraient, soit-disant arrivées. Désespéré, il finit par s'exclamer.

« D'ailleurs, je fais même des affaires avec les templiers. D'importantes affaires ! »

Une fois de plus, personne ne daigne lui témoigner la moindre attention. Après tout, qu'il y a-t-il d'extraordinaire à fréquenter les templiers ? Les marchands d'ici leur fournissent des vivres, eux aussi.
Mais cet homme, quand à lui, quel genre de produits leur procure-t-il ?

Satisfaction et dégoût. Ces mots s'entrecroisent au fond de mon esprit. La guerre a ravagé Tamawa, et elle la ravage encore aujourd'hui. Pourtant, elle se tend encore vers le soleil, vers la survie, vers un futur lointain où elle s'élèvera sans crainte de voir le feu ruiner ses bâtiments, et le sang souiller ses alentours. Les hommes ont toujours été ainsi ; ils souffrent, endurent, subissent, mais tentent de survivre par tous les moyens. Souvent, c'est une purification sanglante qui les abat ; mais ils ne retiennent rien de leur perte.

On les arrache à leur luxure, leur mesquinerie sociale, leur hypocrisie tangible et omniprésente. Et pourtant, ils retournent toujours se vautrer dans la fange de leurs dépravations.
Aujourd'hui ils sont l'image du labeur et de la maturité. Mais demain, après-demain, ou le surlendemain encore... ils mourront ou plongeront de nouveau, dans cette opulence qui est leur boue naturelle.

Je balayai les environs du regard. Ils riaient, le ventre plein d'alcool plutôt que de nourriture. Ce soir était encore pire que les autres ; presque tous humains, les clients n'avaient pas toujours le temps d'atteindre la porte de la taverne pour déverser un flot de bile jaunâtre, dans de douloureux hauts-le-coeur. Je les comprenais néanmoins.
Combien de fois m'étais-je moi-même consciencieusement imbibé, dans l'unique but de ressentir une amertume autre que celle de mon âme, d'oublier, un instant, rien qu'un instant, la souffrance du présent ?

Rien ne valait, pour oublier ses tourments, cet oubli capiteux de la soirée, où l'on sombre dans une ivresse débridée, à la limite de l'innocence, où l'on quitte cette réalité pour se cloîtrer dans un monde de perceptions faussées et de réflexion creuse...
Cette pure liberté où l'on se voile la face, pour devenir aveugle une seconde.

Ce seul répit permet parfois de survivre, après tout...

« D'ailleurs, je fais même des affaires avec les templiers. D'importantes affaires ! »

Par abus de langage, on oublie bien souvent la différence entre l'enjeu, et les risques. Une avalanche en montagne n'est pas un grand risque ; c'est un enjeu fort, avec des risques faibles.
Ici, les risques étaient inexistants du fait de la nature des gens qui m'entouraient ; quant à l'enjeu, lui, il tenait toute ma vie en suspens.

- Tiens-toi à dix pas du loup, vingt de la femme, et trente de l'homme ivre, citais-je à voix basse.

Je me levais pour aller me poster sur la droite de mon voisin, une main posée sur son épaule. J'affichais un masque de bonhomie spontanée, non sans avoir plusieurs fois cligné des yeux afin de les faire briller. J'ingurgitais vivement la moitié de ma chope dans une lampée digne de mes annales personnelles, et la posais sur le comptoir avec plus de force qu'il n'était nécessaire.

- Alors mon gars ! lançai-je avec un sourire d'une béatitude honteuse. Tu causes avec les templiers, y paraît ? Ca m'intéresse figure-toi, parce que j'ai de bons amis là-bas !

Je m'appuyais légèrement sur lui, quêtant son regard et affûtant le mien d'une sincérité aussi candide que fausse.

- Ah ! les Templiers. Ce sont de braves types, pas vrai ? On serait sacrément dans le pétrin, sans eux, moi je te le dis ! Ouais. De braves types.

Je m'envoyais aussitôt une rasade sentencieuse, avant de lâcher un léger rot.

- Et comme ça t'as des affaires avec eux, hein ? C'est que tu dois être drôlement utile, dis-moi...

Le visage de l'homme s'illumine, heureux de trouver enfin un public. Après tout, il le mérite. Ses histoires sont passionnantes, puisque dans sa jeunesse, l'inconnu avait rêvé devenir conteur et s'était durement entrainé pour être un bon orateur. Enfin, bon... C'est ce qu'il croit, lui, car en vérité, il endort ou agace. Sa voix nasillarde, manque d'intonations et de sentiments. Il n'en insuffle aucun dans ses récits, que personne ne peut écouter sans rire. La vraisemblance des faits laisse à désirer et on y sent le narcissisme du bonhomme qui ne manque pas une occasion de se mettre en valeur.

Sa tête joufflue tournée vers toi, il t'observe avec attention. Ce n'est pas de la méfiance, non. Juste une avide curiosité pour celui qui s'intéresse à lui et prend la peine de venir discuter. Ton apparence quelque peu étrange le fait légèrement frémir, mais il est bien trop saoul pour comprendre que tu n'est pas de la même race que lui. De plus, il en a vu d'autres, comme il se plait à le dire. Où résiderait donc la crédibilité du marchand s'il se mettait à avoir peur du moindre étranger à la peau mâte et aux oreilles pointues qui l'aborde.
Et puis, les expressions de ton visage et ta façon d'agir ne peuvent que mettre en confiance. Pour le marchand, tu es un bon gars qui sait boire. Pas de manière, pas de chichi. Une bonne descente et un langage approprié pour les circonstances. L'homme s'enfile la moitié de son verre à ta suite. La biere dégouline le long de son menton et crée sur son haut, devenu jaunâtre, de petites auréoles, en complément de celles qui trônent fièrement sous ses bras.

« Un peu que je les connais, étranger. Ils m'accordent une grande importance. »

Le menton brandit en avant. Un air fier. Il y croit dur comme fer, à ce qu'il raconte. De toute façon, on ne peut compter que sur soi pour se valoriser un peu, même si c'est par le biais de mensonges effrontés. Enfin, tant que nous-même, on y croit, qu'importe les autres ? Comme on dit : « On est jamais mieux servi que par soi-même. ». Dans certains cas, c'est vrai. Et on peut dire que le marchant que tu viens d'aborder se servait et bien copieusement, qui plus-est.

« De braves types ? T'es bien loin du compte, mon Ami ! Ce sont les héros de cette ville. C'est grâce à eux que Tamawa n'a pas été rasée définitivement de la carte. »

Pense-t-il tout ce qu'il dit ? Qui sait ? On ne peut jamais être sûr de rien, avec des individus dans son genre.
Les marchands adorent tant que les affaires marchent, mais une fois que les commandent deviennent plus rares, ils méprisent. La vie est ainsi faite. Ton importance tu ne la gagne qu'à coup de bourses sur la table.

« Oh oui ! Des affaires très importantes, dont certaines demandent un silence absolu. »

L'homme se penche vers toi, en confident. Il exhale une haleine chargée et amère et son ton se fait chuchotement.

« D'ailleurs, j'attends une livraison top-secrète qui devrait arriver à l'aube. Une chose très importante que je devrais ensuite livrer aux Templiers. »

Il se redresse et abat son poing sur le comptoir, réclamant deux autres chopes pour lui et son nouvel « ami », à savoir toi.