amais Aldrena n'avait imaginé oser mettre les pieds ici un jour. Par définition, les Astorgs et les Cydiens n'étaient pas fait pour s'entendre. Demi-Almer par sa mère, et probablement demi-Astorg par son père inconnu, la rousse n'était même pas certaine que dans ses veines coulait du sang des antagonistes des Cydiens. Or, si génétiquement, son opposition ethnique n'avait pas lieu d'être, son éducation en était tout de même pour quelque chose. Élevée par un groupe de prostituées à Storghein, la jeune femme se rappelait que ces dernières lui répétaient souvent de mauvaises rumeurs à propos des habitants de Cydonia. Elles les insultaient de douillets, d'oisifs et d'orgueilleux, et même si Aldrena n'en connaissait pas les raisons à l'époque, l'aversion liée à ces préjugés était restée ancrée dans son esprit, en quelque sorte.

Puis cette antipathie inexpliquée sembla s'estomper avec le temps, même si il en restait quelques bribes, comme une sorte de méfiance instinctive. En effet, c'est lors de son apprentissage de leur propre langue que la demi-sang ravala une grande partie de son ressentiment envers ce peuple étranger. Cet enseignement, qu'elle avait suivi aux côtés d'un Cydien durant son séjour de plusieurs mois à Tamawa, fut bercé d'une idylle sans lendemain avec son propre professeur. Après avoir assouvie ses sens auprès d'Ashrand, la demoiselle avait réalisé que son racisme ressurgissait et commençait même à la tourmenter, allant jusqu'à lui faire imaginer que se permettre une telle relation avec un Cydien était un crime pour l'Astorg qu'elle restait dans l'âme. Alors elle avait prit la folle décision de fuir du jour au lendemain, abandonnant le pauvre amant sans le prévenir de sa lâcheté.

Et pourtant, plutôt que de revenir à Storghein, sa ville d'origine, la jouvencelle fit un second choix tout aussi stupide : elle se dirigea à Cydonia. Elle pensait premièrement qu'Ashrand ne penserait jamais à venir la chercher ici, si jamais celui-ci avait l'espoir de la retrouver. Secondement, elle se donna l'excuse d'avoir une telle destination pour approfondir ses quelques connaissances acquises de ce nouveau langage, histoire de ne pas l'avoir appris pour rien.

À son arrivée, puisqu'elle n'aimait pas la solitude, ses pas la menèrent vers la foule, soit au marché. Et puis, si elle comptait vraiment améliorer son élocution cydienne, elle n'allait pas le faire toute seule... autant se rapprocher des habitants. Bien sûr, elle ne bondit pas au cou des passants pour dialoguer. Elle commença donc par être silencieuse, occupée à observer les marchandises exposées, bien que celles-ci ne l'intéressaient guère. Elle ne tarda pas à se sentir observée, et croisa même plusieurs de ces regards insistants et furtifs à la fois. Ces coups d'œil lui parurent froids, comme si elle n'était pas la bienvenue sur ce nouveau territoire. Aldrena était bien trop naïve pour comprendre que, à la vue de sa crinière flamboyante, les Cydiens pouvaient facilement se douter de ses origines, puisque les Astorgs étaient généralement blonds ou roux.

Soudainement, la foule s'agita. Tout s'enchaîna si vite que la demoiselle n'eut pas le temps de saisir ce qui était en train de se produire. Aldrena vit des soldats aux drôles d'accoutrements se précipiter sur sa droite, dans la direction où tous les visages se tournaient avec curiosité. Elle entendit une voix grave s'élever au dessus des murmures de l'assemblée, et l'illusionniste tendit l'oreille, essayant de faire la traduction entre la langue locale et la sienne. L'homme sévère aboya qu'il s'agissait d'un traître et qu'on devait aller lui chercher du renfort... du moins, c'est ce qu'elle jugea comprendre. Quand la réponse de l'accusé parvint jusqu'aux oreilles de la rouquine, elle n'arriva pas à en décoder le sens. Alors elle chercha à se rapprocher du chahut. Seulement, les fureteurs l'avaient déjà devancée, et trop de monde la séparait de la scène pour qu'elle puisse en voir la couleur de ses propres yeux. Devant elle, l'un des nombreux spectateurs, assez grand de taille, se mettait sur la pointe des pieds afin d'apercevoir quelque chose.

« Ils se battent, » expliqua t-il à l'intention de ceux qui n'avait pas la chance de voir et qui se rongeaient les ongles d'incompréhension.

Le traître parla de nouveau, et pour écouter ses paroles avec attention, le public fit un grand silence. La rousse fronça les sourcils. Elle était persuadée d'avoir déjà entendue cette voix quelque part. L'espace d'un instant, elle fouilla tous ses souvenirs, en vain. Sa réflexion fut vite perturbée par le hurlement de son voisin de devant, celui qui, justement, bénéficiait d'une meilleure vue de part sa grandeur.

« Regardez le corps du traître ! »

Tout le monde recula de plusieurs pas lorsqu'on vit se succéder d'étranges phénomènes : l'élévation de flammes aux teintes du ciel qu'elles frôlaient, la brusque détonation, l'envol éphémère d'une titanesque créature ailée, une seconde explosion et une pluie de pétales s'éparpillant dans le décor. Tout comme l'ensemble des Cydiens, la jeune femme était bouche bée.

* Des illusions... * comprit-elle, plus émerveillée que choquée.

Le silence dura encore de longues secondes. Et soudain, à l'unisson, la cohue se remit à parler avec voracité. Tous se dispersèrent, satisfaits d'avoir un nouveau sujet de commérage sur lequel exagérer pendant des semaines. Aldrena, elle, resta sur place, la tête toujours levée au ciel, comme si elle se persuadait de distinguer encore ce magnifique spectacle qui lui en avait mis plein les yeux. Elle se figea ainsi plusieurs minutes encore, alors que les autres habitants avaient déjà repris le cours habituel de leur matinée autour d'elle. Les zélotes, eux, s'étaient éloignés en grommelant et en poussant des soupirs énervés. Elle s'échappa brusquement de sa rêverie à l'instant où elle sentit qu'on tirait sur sa robe. Elle baissa la tête et aperçut quatre enfants hauts comme trois pommes qui la fixaient d'un air intrigué. Lorsque l'un d'eux parla de sa voix candide, la traduction se fit immédiatement dans la tête de la magicienne.

« Dis, dis ! Mes copains, ils disent que t'es une Astorg ! C'est vrai ? »

Entendant ces paroles, plusieurs visages des passants se tournèrent vers elle. Tout de suite mal à l'aise, d'un pas pressé, elle s'éloigna pour de bon du marché. Voyant qu'elle fuyait, la bande de gamins la pointait du doigt et criait « C'est une Astorg ! C'est une Astorg ! » , si bien que tous les regards qu'elle croisait sur son chemin la foudroyèrent d'un air soupçonneux évident. Enfin à l'écart de la foule, Aldrena s'isola dans une ruelle déserte, s'appuya le dos contre un mur et s'essuya prestement le front en lâchant un soupir. Finalement, consciente d'être une intruse facilement repérable, elle regretta bien vite de s'être rendue à Cydonia. Elle modifia donc ses plans : la jouvencelle comptait bien se faire un maximum discrète et se reposer ici au moins une nuit, avant de retourner chez elle le lendemain.

lle reprenait son souffle, plongée dans ses réflexions. En fait, elle était en train de réaliser l'étendue de la bêtise qu'elle avait fait, lorsqu'elle avait pris la décision de s'inviter là où sa présence n'avait pas lieu d'être. Non seulement les Cydiens se montraient déjà méfiants envers elle, mais elle ne pouvait pas se permettre de rebrousser chemin si vite, étant encore épuisée par la route inutile qu'elle avait fait de Tamawa à cette ville. Et, quand Aldrena décida de se rendre au sein d'une auberge, c'est dépitée qu'elle se rendit compte qu'elle ne savait même pas où en trouver une. Elle avait l'impression que toutes ces ruelles se ressemblaient, et elle n'avait aucun souvenir d'avoir croisé un tel établissement jusqu'ici. La jouvencelle ne comptait sûrement pas s'aventurer plus loin dans ce labyrinthe de passages et d'allées qui lui étaient totalement étrangers. Et puis, elle craignait aussi l'idée de retourner parmi la foule au marché, de peur d'attirer l'attention une seconde fois, surtout si les mioches la retrouvaient et la tyrannisaient à nouveau.

Alors, bloquée au coin de sa rue déserte, la demoiselle ne bougeait plus d'un pouce, ne sachant que faire. Du moins... déserte... presque déserte, pour être exact. Le bruit de foulées rapides réveilla Aldrena, qui se laissait sombrer dans ses pensées d'incertitudes. Elle leva le visage et posa ses grands yeux de jade sur l'individu dont la marche semblait précipitée. Elle n'arriva pas à discerner les traits de l'inconnu, qu'il cachait sous son capuchon. Aldrena savait qu'une personne ne masquait pas son apparence sans raison. La demi-seconde où les deux corps se croisèrent, l'un en mouvement et l'autre immobile, la jeune femme eut l'impression qu'il la fixait dans les yeux, bien qu'elle ne parvint pas à distinguer les mirettes de l'encapuchonné. Aussi bref fut l'instant où leurs regards se croisèrent, une sorte de compassion s'empara du cœur de la magicienne. Elle se sentait comme lui : en quête de discrétion et d'effacement.

Quelques secondes plus tard, l'étranger était déjà une dizaine de mètres plus loin. Alors qu'Aldrena observait sa silhouette s'éloigner, elle eut une idée assez irréfléchie. Après tout, il fallait bien qu'elle se décide à faire quelque chose. Même si elle n'avait pas le talent des espions qui savaient se rendre invisibles et silencieux en se fondant dans le décor, elle décida de le suivre sur la pointe des pieds. Après, si elle emboîtait le pas d'une personne qui visiblement évitait les regards, alors, suivant son exemple, elle non plus ne risquait pas de se faire remarquer.

Néanmoins, l'habilité de l'illusionniste de rue ne dura pas longtemps. Plus occupée à regarder de loin son guide inconnu plutôt que là où elle mettait les pieds, l'un d'eux se posa sur quelque chose de... moelleux ? C'était un chat de gouttière qui dormait affalé au centre de la ruelle ! Écrasant la queue du pauvre matou, ce dernier se réveilla en sursaut et poussa un miaulement déchirant. Aldrena sursauta par la même occasion en lâchant son propre cri féminin. Le félin prit la fuite en montrant ses crocs, tout ébouriffé.

Forcément, il n'y avait pas plus radical pour attirer l'attention... Toute gênée, la rouquine fit mine de trouver une excuse. Il fallait qu'elle dise quelque chose, n'importe quoi, et vite. Surtout qu'elle devait s'efforcer de parler en Cydien...

« Heum... Excusez-moi... Euh... Sauriez-vous où se trouve l'auberge la plus proche d'ici, par hasard ? »

« Heum... Excusez-moi... Euh... Sauriez-vous où se trouve l'auberge la plus proche d'ici, par hasard ? »

-Tient, tu parles le cydien toi maintenant ? lui demanda Ithilion en ignorant sa question.

La rouquine ne semblait pas être tranquille. Ce qui restait logique vu qu'elle se baladait en plein milieux de ses ennemis héréditaires. Peut être que cela lui fera réfléchir à ses choix lorsque les rôles étaient inversés. Si tout de fois, la chanteuse astorg se souvenait de lui et de leur rencontre plutôt singulière.

-Calme toi . reprit-il d'un ton posé dans le but de rassurer son interlocutrice. Je ne sais pas si tu te souviens de moi, mais...tu m'avais bien aidé lorsque j'étais tombé dans cette mare gelée à Frëadya. De plus, tu ne m'avais pas dénoncé au villageois, même lorsque tu avais prit conscience de mon mensonge. J'ai donc une dette envers toi. Bien que cela m'embête fortement de devoir reconnaissant envers quelqu'un. Et une astorg de surcroit.

Le cydien se demanda qu'elle allait être la réaction de cette femme, au combien imprévisible, dans une telle situation. Malgré le peu de temps passée en sa présence, il se souvenait que cette Aldrena possédait du tempérament. Seulement ici, sa témérité risquerait d'attirer l'attention, ce qu'elle ne pouvait se permettre hormis si elle éprouvait quelque bonheur sous la douleur.
Remarque faite, les zélotes retournés au temple n'allaient pas en rester sur leur défaite. Un nouvel avis de recherche tournerait dans toute la ville, et des équipes de recherches devaient déjà être en route pour le pister. Si ils tombaient sur eux, cela se passerait mal aussi pour cette femme. La curiosité poussa tout de fois ithilion à aider la rouquine, histoire de voir comment elle avait progressé en matière d'illusion. En effet, il se souvint de de qu'ils avaient créé ensemble. Jusqu'à ce jour, il n'avait jamais retrouvé quelqu'un possédant une telle maitrise. Cela le rendait heureux de voir que d'autre personne s'intéressait à cette art avec autant d'implication. Et il voulait se régaler les yeux encore une fois.

-Tu veux bien me suivre? Je connais un endroit ou nous pourrons parler plus tranquillement. Te promener seule dans ces rues en ce moment n'est pas une idée intéressante. Je te dois bien ça.

[ Topic terminé suite au départ d'Aldrena ]