Jacen venait de remettre sa lettre à la Sentinelle amazone qui attendait dehors, bien à l'écart, ne se mêlant pas à ce monde par sentiment ou peut-être par consignes. Alors que sa main quittait le contact du papier, il tenta de décrypter le visage de la jeune femme qui lui faisait face, silencieuse et mystérieuse comme les dames de cette cité semblaient avoir appris à le faire. Ses traits lui donnaient l'impression de la connaitre, mais elle sut se faire ombre et discrète pour qu'il ne puisse plus la dévisager sans paraitre impoli, ce qui était loin d'être son intention. Beaucoup de choses dépendaient de ce message alors il ne risquait pas de froisser la messagère qui seule pouvait le délivrer à bon port, ou au moins aux bonnes portes. L'amazone lui avait apporté un message de sa femme, la reine Philéa, qu'il n'avait pas revu depuis leur étrange... Soirée d'il y avait déjà trois mois. Et quel message, puisqu'il lui annonçait sa future, troisième, paternité ! Les dieux étaient décidément ironiques, enclins à ne jamais faciliter les choses. Alors qu'il renouait doucement avec sa famille, ses filles, son passé, voilà que le destin avait choisi de faire accélérer les choses ! Et si un fils naissait de cette union, comme Philéa gérerait-elle cette nouvelle affaire ? Bien qu'en cet instant, c'était plutôt la fugue de ses deux autres enfants qui l'inquiétait. Dans sa missive, Jacen avait essayé de manier les mots avec sérieux et réconfort pour rassurer sa femme: certes, les événements s'étaient accélérés de manière exponentiel, mais il avait toute confiance au tandem de choc que formait Asora et Eléa. Elles étaient parties vers le sud mener leur enquête pendant que les anciens remettaient l'administration du temple en état, et ces nouveaux soucis menaçaient de creuser de nouvelles rides sur le front du templier. Du peu qu'il avait vu d'Eléa, elle n'allait certainement pas accepter si facilement que son père revienne dans sa vie en apportant un enfant de plus, seize ans après elle. “Mais vous ne pouvez pas, déjà c'est un homme et en plus vous êtes vieux!”. Jacen se gratta vigoureusement la tempe alors que l'amazone repartait sur les routes, rapide et déjà loin. Les ennuis, beaucoup d'ennuis. Alors qu'il avait souhaité, si ardemment, se retrouver dans cette situation, voilà qu'elle lui apportait bien des questions !

Les pavés défilaient sous ses pas alors que ses pensées se mettaient à voguer par delà les lieux, une habitude qui se faisait de plus en plus présente ces derniers mois. Ainsi, lorsque les premières gouttes se mirent à tomber, Jacen ne les sentit pas instantanément mouiller ses cheveux, sa peau et ses vêtements. Puis, assez étrangement, sa première pensée fut pour cette amazone et son message: allait-elle devoir s'arrêter pour trouver un abri ? C'est en tout cas ce qu'il s'apprêtait à faire, s'enfermer dans sa chambre le temps que l'orage d'automne passe, lorsqu'il entendit l'appel.
C'était Auween, il pouvait le deviner juste à la voix. Non pas qu'il était capable de reconnaitre sa tonalité dans le vacarme des voix et de la pluie, mais seule elle avait ce cran et cette capacité à l'appeler et le héler quelle que soit la situation, l'endroit ou le moment. Elle était très demandeuse depuis quelque temps, ce qui n'était pas sans déplaire au maitre templier dans le contexte actuel. Il se demandait seulement, un peu surpris comme toujours pas cet appel, ce qui pouvait amener le jeune elfe jusqu'à lui.

- J’ai trouvé un oisillon blessé un peu plus loin, est-ce que vous pouvez faire quelque chose ?

Auween ouvrait ses mains alors qu'elle parlait, demandant l'aide du cydien pour soigner l'animal qu'elle venait de trouver. Jacen s'attendait à tout, sauf à cela ! Auween avait un certain don pour toujours le surprendre et le prendre à contre-pied ! Le templier avait déjà soigné des animaux, mais d'ordinaire plus imposants comme des chevaux ou des bovins. Cependant, il ne pensait pas Auween si sensible, si proche de ces petites choses. Les derniers événements avaient-ils poussés la jeune fille dans cette sensibilité ? Ou avait-elle ressenti quelque chose de spécial pour cet oisillon qui réclamait son attention.
Malheureusement, Jacen ne pouvait rien faire pour lui. Dans le creux des mains de la petite elfe, l'oiseau était déjà mort. Subitement, toute la tristesse et la surprise de la jeune fille le submergea, envahissant son Esprit sans le brusquer, une peine qu'il pouvait facilement refouler mais qu'il choisit de partager pour alléger la souffrance de son élève. Peut-être était-ce plus qu'un oiseau pour elle, peut-être était-ce symbolique ? Le templier se lia à son Esprit le temps de l'apaiser, de comprendre sa peine, d'attendre sa confidence. C'était ainsi qu' Auween fonctionnait : elle parlait, parlait beaucoup, puis finissait pas se livrer et attendait alors une réponse. Alors Jacen la laissa parler, attendons son tour. Bien des fois il avait essayé de prendre la parole alors que la jeune elfe n'en avait pas fini, et bien des fois il faillit perdre patience à ne pas pouvoir en placer une. Mais maintenant qu'il avait intégrer la personne de l'adolescente, il connaissait mieux ce qu'elle attendait de lui, et de quelle manière. Il la laissa sécher ses larmes, comprendre qu'elle était de toute manière impuissante dans l'état actuel des choses. Elle semblait évacuer la pression qu'elle s'était mise par les pleurs, il le ressentait.

"On ne peut pas sauver tout le monde tu sais. Il n'appartient pas aux hommes de briser le cycle de la vie, la mort de certains est nécessaire pour la survie d'autres. Peut-être que ce bec à nourrir en moins va permettre à ses frères et sœurs de survivre ? Il y a certaines blessures que même nous, chez les providences, nous ne pouvons guérir. Un monde débarrassée de la mort serait merveilleux, mais plus dangereux encore, sans limites, sans barrières, et peut-être sans saveur."

Jacen lui fit un geste de la main, lui demandant de s'approcher pour la mettre à l'abri. Il pleuvait des cordes à présent, il faisait frais, la chaleur du temple allait se montrer salvatrice.

"Rentrons, malade tu ne soigneras personne !"

Il l'accompagna à l'intérieur et lissa ses longs cheveux dans un même mouvement. Ils étaient humides, pas aussi trempés que ceux d'Auween mais assez pour être désagréables. C'était une sensation qu'il n'appréciait guère.

"Tu es trempée comme une soupe", dit-il sans préciser qu'il était loin d'être sec aussi. "Va te changer".

Puis, alors qu'il commença à l'accompagner vers les chambres des apprentis, il se permit de sonder une dernière fois son esprit. Sa dernière tirade l'avait laissé un peu songeur, "vouloir être complet". Lui-même n'avait jamais été bon l'épée au poing, et pour garder son importance dans le trio de Maitre Rhodd, il avait dû trouver quelque chose d'unique où il excellait. Trouver sa voie. Auween était comme un miroir, vingt ans plus tôt, et c'était une sensation étrange.

"Je sais que tous tes professeurs doivent te dire cela, mais je comprends ce que tu ressens. Pas avec l'Esprit, mais parce qu'on se ressemble, que je retrouve les mêmes craintes et les mêmes motivations qui m'avaient animées. Apprendre à soigner est quelque chose de difficile, éprouvant physiquement, qui demande beaucoup d'études. C'est le mauvais rôle, celui qu'on ne voit jamais, celui qui n'est jamais en avant. Le rôle ingrat. Mais le plus beau rôle, je te l'assure. Le talent qui fait qu'on peut être fier de nous, qui donne un sens à notre vie. C'est une vocation, bien plus qu'un choix, et je pense que tu as trouvé les mots pour montrer que tu en es capable. Quand tu seras changée et séchée, je t'attendrai à la bibliothèque en bas. Ne prends pas trop de temps, j'ai beaucoup de chose à te dire !"

Sa chambre à lui se trouvait à l'opposée et il devait aussi se préparer. Il avait des ouvrages à prendre, des vêtements à faire sécher. Et il ne devait pas arriver après Auween à la bibliothèque, ce serait le comble !

Nulle lumière naturelle ne filtrait des carreaux à présent que la pluie pleurait sur les murs en pierres grises de la cité, attristant l’atmosphère générale. Pour commencer, Jacen n'avait pris qu'un seul livre de sa bibliothèque personnelle, ainsi que deux de la présente bibliothèque. Avant de commencer, il tenait à ce qu'Auween soit au courant de tout, ne jamais la prendre en traitrise ou minimiser la vérité qui allait s'ouvrir à elle. Il ne savait pas encore par quel ouvrage commencer l'apprentissage, cela allait dépendre des questions que la petite allait lui poser et des premières orientations où il pouvait la mener. Il n'avait jamais fait de cours vraiment particuliers à ce propos, Asora n'ayant aucune disposition pour ce genre de dons. Et finalement, la division des Providences n'avait pas le succès escompté. Certes, il ne suffisait que de quelques soigneurs pour tout le temple mais Jacen se torturait de savoir ce que deviendrait l'unité après lui, qui pourrait enseigner aux jeunes pousses comment protéger des vies autrement que par l'épée et le verbe.

"Ici, je t'ai réservé une place".

Jacen essayait d'être discret le plus possible dans l'immense salle, bien qu'ils étaient finalement assez peu à se tenir dans la bibliothèque. Connaissant les capacités expressives d'Auween, il avait choisi une place un peu en retrait pour ne déranger personne dans leurs débats. Le templier s'était positionné à sa droite, dans un espace éclairé qui pouvait profiter aussi des derniers rayons de soleil, son coin à lui. Mais point de lumière naturelle, l'archiviste avait même préféré allumer les bougies et les chandeliers en espérant inciter, de la sorte, les templiers à entrer.

" J'ai choisi quelques ouvrages, si tu venais à t'ennuyer, qui t'apporteront beaucoup de renseignements. Avant toute chose, tu dois apprendre un de nos secrets, qui très franchement n'incite en rien à suivre notre voie : suivant l'état des blessures et d'autant plus lors des premières années de pratique, il est très douloureux de soigner les blessures d'autrui. Je ne te parle pas d'épuisement, je te parle véritablement de ressentir physiquement la blessure que tu guéris.
Comment te dire... Soigner, c'est comme faire un véritable don de soi, comme si tu échangeais ta bonne condition contre les plaies de ton patient. Au début, sans entrainement, sans avoir appris à ne donner en énergie que ce qu'il convient, sans expérience dans le lien qui vous uni, la douleur va te sembler trop importante pour que soigner en vaut finalement le coup, que tu sois prête pour ce sacrifice. Mais tu as un avantage sur les autres étudiants Auween... Tu as l'Esprit, tu sais t'en servir, tu as appris à contrôler une énergie et à ne pas te perdre dans un lien.

Je ne savais pas si tu connaissais ce revers de la médaille... Mais comme avec l'Esprit, lorsque tu ressens les sentiments de l'autre individu, ses blessures émotionnelles, ici tu vas ressentir ses blessures physiques, et c'est un sentiment tout nouveau qui va t'atteindre. On ne s'en protège pas de la même manière qu'avec l'Esprit, mais cette expérience va te permettre d'y arriver beaucoup plus facilement. "

Jacen tapotait la couverture en cuir de l'ouvrage devant lui. Ce n'était pas facile d'être honnête avec la jeune fille sans lui faire peur.

"Tu sais, être à la fois templier et soigneur, c'est comme être complet : nous pouvons atteindre le physique comme les émotions et la psychologie des gens. C'est un lien privilégié, et j'espère que tu pourras le ressentir rapidement !"